Les Confessions
la
place de secrétaire, qu'il me fit accepter les mille francs. J'eus
vingt louis pour mon voyage, et je partis.
A Lyon j'aurais bien voulu prendre la route du mont Cenis, pour
voir en passant ma pauvre maman; mais je descendis le Rhône et fus
m'embarquer à Toulon, tant à cause de la guerre et par raison
d'économie, que pour prendre un passeport de M. de Mirepoix, qui
commandait alors en Provence, et à qui j'étais adressé. M. de
Montaigu, ne pouvant se passer de moi, m'écrivait lettres sur
lettres pour presser mon voyage. Un incident le retarda.
C'était le temps de la peste de Messine. La flotte anglaise y
avait mouillé, et visita la felouque sur laquelle j'étais. Cela
nous assujettit en arrivant à Gênes, après une longue et pénible
traversée, à une quarantaine de vingt-un jours. On donna le choix
aux passagers de la faire à bord ou au lazaret, dans lequel on nous
prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, parce qu'on
n'avait pas encore eu le temps de le meubler. Tous choisirent la
felouque. L'insupportable chaleur, l'espace étroit, l'impossibilité
d'y marcher, la vermine, me firent préférer le lazaret, à tout
risque. Je fus conduit dans un grand bâtiment à deux étages
absolument nu, où je ne trouvai ni fenêtre, ni table, ni lit, ni
chaise, pas même un escabeau pour m'asseoir, ni une botte de paille
pour me coucher. On m'apporta mon manteau, mon sac de nuit, mes
deux malles; on ferma sur moi de grosses portes à grosses serrures,
et je restai là, maître de me promener à mon aise de chambre en
chambre et d'étage en étage, trouvant partout la même solitude et
la même nudité.
Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir choisi le lazaret
plutôt que la felouque; et, comme un nouveau Robinson, je me mis à
m'arranger pour mes vingt-un jours comme j'aurais fait pour toute
ma vie. J'eus d'abord l'amusement d'aller à la chasse aux poux que
j'avais gagnés dans la felouque. Quand, à force de changer de linge
et de hardes, je me fus enfin rendu net, je procédai à
l'ameublement de la chambre que je m'étais choisie. Je me fis un
bon matelas de mes vestes et de mes chemises, des draps, de
plusieurs serviettes que je cousis, une couverture de ma robe de
chambre, un oreiller de mon manteau roulé. Je me fis un siège d'une
malle posée à plat, et une table de l'autre posée de champ. Je
tirai du papier, une écritoire; j'arrangeai en manière de
bibliothèque une douzaine de livres que j'avais. Bref, je
m'accommodai si bien, qu'à l'exception des rideaux et des fenêtres
j'étais presque aussi commodément à ce lazaret absolument nu qu'à
mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas étaient servis avec
beaucoup de pompe; deux grenadiers, la baïonnette au bout du fusil,
les escortaient; l'escalier était ma salle à manger, le palier me
servait de table, la marche inférieure me servait de siège; et
quand mon dîner était servi, l'on sonnait en se retirant une
clochette, pour m'avertir de me mettre à table. Entre mes repas,
quand je ne lisais ni n'écrivais, ou que je ne travaillais pas à
mon ameublement, j'allais me promener dans le cimetière des
protestants, qui me servait de cour, ou je montais dans une
lanterne qui donnait sur le port, et d'où je pouvais voir entrer et
sortir les navires. Je passai de la sorte quatorze jours; et
j'aurais passé la vingtaine entière sans m'ennuyer un moment, si M.
de Jonville, envoyé de France, à qui je fis parvenir une lettre
vinaigrée, parfumée et demi-brûlée, n'eût fait abréger mon temps de
huit jours: je les allai passer chez lui, et je me trouvai mieux,
je l'avoue, du gîte de sa maison que de celui du lazaret. Il me fit
force caresses. Dupont, son secrétaire, était un bon garçon, qui me
mena, tant à Gênes qu'à la campagne, dans plusieurs maisons où l'on
s'amusait assez; et je liai avec lui connaissance et
correspondance, que nous entretînmes fort longtemps. Je poursuivis
agréablement ma route à travers la Lombardie. Je vis Milan, Vérone,
Bresse, Padoue, et j'arrivai enfin à Venise, impatiemment attendu
par M. l'ambassadeur.
Je trouvai des tas de dépêches, tant de la cour que des autres
ambassadeurs, dont il n'avait pu lire ce qui était chiffré,
quoiqu'il eût tous les chiffres nécessaires pour cela. N'ayant
jamais travaillé dans aucun bureau ni vu de ma vie un chiffre de
ministre, je craignis d'abord d'être embarrassé; mais je trouvai
que rien n'était plus simple, et en moins de huit jours
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