Les Confessions
princesse de Rohan, madame
la comtesse de Forcalquier, madame de Mirepoix, madame de Brignolé,
milady Hervey pouvaient passer pour ses amies. M. de Fontenelle,
l'abbé de Saint-Pierre, l'abbé Sallier, M. de Fourmont, M. de
Bernis, M. de Buffon, M. de Voltaire étaient de son cercle et de
ses dîners. Si son maintien réservé n'attirait pas beaucoup les
jeunes gens, sa société, d'autant mieux composée, n'en était que
plus imposante; et le pauvre Jean-Jacques n'avait pas de quoi se
flatter de briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n'osai donc
parler; mais, ne pouvant plus me taire, j'osai écrire. Elle garda
deux jours ma lettre sans m'en parler. Le troisième jour, elle me
la rendit, m'adressant verbalement quelques mots d'exhortation d'un
ton froid qui me glaça. Je voulus parler, la parole expira sur mes
lèvres: ma subite passion s'éteignit avec l'espérance; et, après
une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle
comme auparavant, sans plus lui parler de rien, même des yeux.
Je crus ma sottise oubliée: je me trompai. M. de Francueil, fils
de M. Dupin et beau-fils de madame, était à peu près de son âge et
du mien. Il avait de l'esprit, de la figure; il pouvait avoir des
prétentions; on disait qu'il en avait auprès d'elle, uniquement
peut-être parce qu'elle lui avait donné une femme bien laide, bien
douce, et qu'elle vivait parfaitement bien avec tous les deux. M.
de Francueil aimait et cultivait les talents. La musique, qu'il
savait fort bien, fut entre nous un moyen de liaison. Je le vis
beaucoup; je m'attachais à lui: tout d'un coup il me fit entendre
que madame Dupin trouvait mes visites trop fréquentes, et me priait
de les discontinuer. Ce compliment aurait pu être à sa place quand
elle me rendit ma lettre; mais huit ou dix jours après, et sans
aucune autre cause, il venait, ce me semble, hors de propos. Cela
faisait une position d'autant plus bizarre, que je n'en étais pas
moins bien venu qu'auparavant chez monsieur et madame de Francueil.
J'y allai cependant plus rarement; et j'aurais cessé d'y aller tout
à fait, si, par un autre caprice imprévu, madame Dupin ne m'avait
fait prier de veiller pendant huit ou dix jours à son fils, qui,
changeant de gouverneur, restait seul durant cet intervalle. Je
passai ces huit jours dans un supplice que le plaisir d'obéir à
madame Dupin pouvait seul me rendre souffrable; car le pauvre
Chenonceaux avait dès lors cette mauvaise tête qui a failli
déshonorer sa famille, et qui l'a fait mourir dans l'île de
Bourbon. Pendant que je fus auprès de lui, je l'empêchai de faire
du mal à lui-même ou à d'autres, et voilà tout: encore ne fut-ce
pas une médiocre peine, et je ne m'en serais pas chargé huit autres
jours de plus, quand madame Dupin se serait donnée à moi pour
récompense.
M. de Francueil me prenait en amitié, je travaillais avec lui:
nous commençâmes ensemble un cours de chimie chez Rouelle. Pour me
rapprocher de lui, je quittai mon hôtel Saint-Quentin, et vins me
loger au jeu de paume de la rue Verdelet, qui donne dans la rue
Plâtrière, où logeait M. Dupin. Là, par suite d'un rhume négligé,
je gagnai une fluxion de poitrine, dont je faillis mourir. J'ai eu
souvent dans ma jeunesse de ces maladies inflammatoires, des
pleurésies, et surtout des esquinancies auxquelles j'étais très
sujet, dont je ne tiens pas ici le registre, et qui toutes m'ont
fait voir la mort d'assez près pour me familiariser avec son image.
Durant ma convalescence j'eus le temps de réfléchir sur mon état,
et de déplorer ma timidité, ma faiblesse et mon indolence qui,
malgré le feu dont je me sentais embrasé, me laissait languir dans
l'oisiveté d'esprit toujours à la porte de la misère. La veille du
jour où j'étais tombé malade, j'étais allé à un opéra de Royer,
qu'on donnait alors, et dont j'ai oublié le titre. Malgré ma
prévention pour les talents des autres, qui m'a toujours fait
défier des miens, je ne pouvais m'empêcher de trouver cette musique
faible, sans chaleur, sans invention. J'osais quelquefois me dire:
Il me semble que je ferais mieux que cela. Mais la terrible idée
que j'avais de la composition d'un opéra, et l'importance que
j'entendais donner par les gens de l'art à cette entreprise, m'en
rebutaient à l'instant même, et me faisaient rougir d'oser y
penser. D'ailleurs où trouver quelqu'un qui voulût me fournir les
paroles et prendre la peine de les tourner à mon gré? Ces
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