Les Confessions
plus grand dérangement encore que quand je
laissais tout ouvert. Enfin, un de mes volumes se trouva éclipsé
pendant un jour et deux nuits, sans qu'il me fût possible de savoir
ce qu'il était devenu jusqu'au matin du troisième jour, que je le
retrouvai sur ma table. Je n'eus ni n'ai jamais eu de soupçon sur
M. Mathas, ni sur son neveu M. Dumoulin, sachant qu'ils m'aimaient
l'un et l'autre, et prenant en eux toute confiance. Je commençais
d'en avoir moins dans les Commères. Je savais que, quoique
jansénistes, ils avaient quelques liaisons avec d'Alembert et
logeaient dans la même maison. Cela me donna quelque inquiétude et
me rendit plus attentif. Je retirai mes papiers dans ma chambre, et
je cessai tout à fait de voir ces gens-là, ayant su d'ailleurs
qu'ils avaient fait parade, dans plusieurs maisons, du premier
volume de l'Émile, que j'avais eu l'imprudence de leur prêter.
Quoiqu'ils continuassent d'être mes voisins jusqu'à mon départ, je
n'ai plus eu de communication avec eux depuis lors.
Le Contrat social parut un mois ou deux avant l'Émile. Rey, dont
j'avais toujours exigé qu'il n'introduirait jamais furtivement en
France aucun de mes livres, s'adressa au magistrat pour obtenir la
permission de faire entrer celui-ci par Rouen, où il fit par mer
son envoi. Rey n'eut aucune réponse: ses ballots restèrent à Rouen
plusieurs mois, au bout desquels on les lui renvoya, après avoir
tenté de les confisquer; mais il fit tant de bruit, qu'on les lui
rendit. Des curieux en tirèrent d'Amsterdam quelques exemplaires
qui circulèrent avec peu de bruit. Mauléon, qui en avait ouï parler
et qui même en avait vu quelque chose, m'en parla d'un ton
mystérieux qui me surprit, et qui m'eût inquiété même, si certain
d'être en règle à tous égards et de n'avoir nul reproche à me
faire, je ne m'étais tranquillisé par ma grande maxime. Je ne
doutais pas même que M. de Choiseul, déjà bien disposé pour moi, et
sensible à l'éloge que mon estime pour lui m'en avait fait faire
dans cet ouvrage, ne me soutînt en cette occasion contre la
malveillance de madame de Pompadour.
J'avais assurément lieu de compter alors, autant que jamais, sur
les bontés de M. de Luxembourg, et sur son appui dans le besoin:
car jamais il ne me donna de marques d'amitié ni plus fréquentes,
ni plus touchantes. Au voyage de Pâques, mon triste état ne me
permettant pas d'aller au château, il ne manqua pas un seul jour de
me venir voir; et enfin me voyant souffrir sans relâche, il fit
tant qu'il me détermina à voir le frère Côme, l'envoya chercher, me
l'amena lui-même, et eut le courage, rare certes et méritoire dans
un grand seigneur, de rester chez moi durant l'opération, qui fut
cruelle et longue. Il n'était pourtant question que d'être sondé;
mais je n'avais jamais pu l'être, même par Morand, qui s'y prit à
plusieurs fois, et toujours sans succès. Le frère Côme qui avait la
main d'une adresse et d'une légèreté sans égale, vint à bout enfin
d'introduire une très petite algalie, après m'avoir beaucoup fait
souffrir pendant plus de deux heures, durant lesquelles je
m'efforçai de retenir les plaintes, pour ne pas déchirer le cœur
sensible du bon maréchal. Au premier examen, le frère Côme crut
trouver une grosse pierre et me le dit; au second, il ne la trouva
plus. Après avoir recommencé une seconde et une troisième fois,
avec un soin et une exactitude qui me firent trouver le temps fort
long, il déclara qu'il n'y avait point de pierre, mais que la
prostate était squirreuse et d'une grosseur surnaturelle; il trouva
la vessie grande et en bon état, et finit par me déclarer que je
souffrirais beaucoup, et que je vivrais longtemps. Si la seconde
prédiction s'accomplit aussi bien que la première, mes maux ne sont
pas prêts à finir.
C'est ainsi qu'après avoir été traité successivement pendant
tant d'années pour des maux que je n'avais pas, je finis par savoir
que ma maladie, incurable sans être mortelle, durerait autant que
moi. Mon imagination, réprimée par cette connaissance, ne me fit
plus voir en perspective une mort cruelle dans les douleurs du
calcul. Je cessai de craindre qu'un bout de bougie qui s'était
rompu dans l'urètre il y avait longtemps, n'eût fait le noyau d'une
pierre. Délivré des maux imaginaires, plus cruels pour moi que les
maux réels, j'endurai plus paisiblement ces derniers. Il est
constant que depuis ce temps j'ai beaucoup moins souffert de
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