Les Confessions
propos
inquiétants qui me revinrent ne me firent pas plus d'impression; et
loin de prévoir en aucune sorte la catastrophe à laquelle je
touchais, certain de l'utilité, de la beauté de mon ouvrage;
certain d'être en règle à tous égards; certain, comme je croyais
l'être, de tout le crédit de madame de Luxembourg et même de la
faveur du ministère, je m'applaudissais du parti que j'avais pris
de me retirer au milieu de mes triomphes, et lorsque je venais
d'écraser tous mes envieux.
Une seule chose m'alarmait dans la publication de ce livre, et
cela, moins pour ma sûreté que pour l'acquit de mon cœur. A
l'Ermitage, à Montmorency, j'avais vu de près et avec indignation
les vexations qu'un soin jaloux des plaisirs des princes fait
exercer sur les malheureux paysans forcés de souffrir le dégât que
le gibier fait dans leurs champs, sans oser se défendre qu'à force
de bruit, et forcés de passer les nuits dans leurs fèves et leurs
pois, avec des chaudrons, des tambours, des sonnettes, pour écarter
les sangliers. Témoin de la dureté barbare avec laquelle M. le
comte de Charolois faisait traiter ces pauvres gens, j'avais fait,
vers la fin de l'Émile, une sortie contre cette cruauté. Autre
infraction à mes maximes, qui n'est pas restée impunie. J'appris
que les officiers de M. le prince de Conti n'en usaient guère moins
durement sur ses terres; je tremblais que ce prince, pour lequel
j'étais pénétré de respect et de reconnaissance, ne prît pour lui
ce que l'humanité révoltée m'avait fait dire pour son oncle, et ne
s'en tînt offensé. Cependant, comme ma conscience me rassurait
pleinement sur cet article, je me tranquillisai sur son témoignage,
et je fis bien. Du moins je n'ai jamais appris que ce grand prince
ait fait la moindre attention à ce passage, écrit longtemps avant
que j'eusse l'honneur d'être connu de lui.
Peu de jours avant ou après la publication de mon livre, car je
ne me rappelle pas bien exactement le temps, parut un autre ouvrage
sur le même sujet, tiré mot à mot de mon premier volume, hors
quelques platises dont on avait entremêlé cet extrait. Ce livre
portait le nom d'un Genevois appelé Balexert; et il était dit, dans
le titre, qu'il avait remporté le prix à l'Académie de Harlem. Je
compris aisément que cette Académie et ce prix étaient d'une
création toute nouvelle, pour déguiser le plagiat aux yeux du
public; mais je vis aussi qu'il y avait à cela quelque intrigue
antérieure, à laquelle je ne comprenais rien; soit par la
communication de mon manuscrit, sans quoi ce vol n'aurait pu se
faire; soit pour bâtir l'histoire de ce prétendu prix, à laquelle
il avait bien fallu donner quelque fondement. Ce n'est que bien des
années après que sur un mot échappé à d'Ivernois, j'ai pénétré le
mystère, et entrevu ceux qui avaient mis en jeu le sieur
Balexert.
Les sourds mugissements qui précèdent l'orage commençaient à se
faire entendre, et tous les gens un peu pénétrants virent bien
qu'il se couvait, au sujet de mon livre et de moi, quelque complot
qui ne tarderait pas d'éclater. Pour moi, ma sécurité, ma stupidité
fut telle, que, loin de prévoir mon malheur, je n'en soupçonnai pas
même la cause, après en avoir ressenti l'effet. On commença par
répandre avec assez d'adresse qu'en sévissant contre les jésuites,
on ne pouvait marquer une indulgence partiale pour les livres et
les auteurs qui attaquaient la religion. On me reprochait d'avoir
mis mon nom à l'Émile, comme si je ne l'avais pas mis à tous mes
autres écrits, et auxquels on n'avait rien dit. Il semblait qu'on
craignît de se voir forcé à quelques démarches qu'on ferait à
regret, mais que les circonstances rendaient nécessaires,
auxquelles mon imprudence avait donné lieu. Ces bruits me
parvinrent et ne m'inquiétèrent guère: il ne me vint pas même à
l'esprit qu'il pût y avoir dans toute cette affaire la moindre
chose qui me regardât personnellement, moi qui me sentais si
parfaitement irréprochable, si bien appuyé, si bien en règle à tous
égards, et qui ne craignais pas que madame de Luxembourg me laissât
dans l'embarras, pour un tort qui, s'il existait, était tout entier
à elle seule. Mais sachant en pareil cas comme les choses se
passent, et que l'usage est de sévir contre les libraires en
ménageant les auteurs, je n'étais pas sans inquiétude pour le
pauvre Duchesne, si M. de Malesherbes venait à l'abandonner.
Je restai tranquille. Les
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