Les Confessions
songeai pas plus à cette infidélité que si
l'on ne m'en eût fait aucune, et je me mis à rassembler les
matériaux qu'on m'avait laissés, pour travailler à mes
Confessions.
J'avais longtemps cru qu'à Genève la compagnie des ministres, ou
du moins les citoyens et bourgeois, réclameraient contre
l'infraction de l'édit dans le décret porté contre moi. Tout resta
tranquille, du moins à l'extérieur; car il y avait un
mécontentement général qui n'attendait qu'une occasion pour se
manifester. Mes amis, ou soi-disant tels, m'écrivaient lettres sur
lettres pour m'exhorter à venir me mettre à leur tête, m'assurant
d'une réparation publique de la part du conseil. La crainte du
désordre et des troubles que ma présence pouvait causer m'empêcha
d'acquiescer à leurs instances; et, fidèle au serment que j'avais
fait autrefois de ne jamais tremper dans aucune dissension civile
dans mon pays, j'aimai mieux laisser subsister l'offense et me
bannir pour jamais de ma patrie que d'y rentrer par des moyens
violents et dangereux. Il est vrai que je m'étais attendu, de la
part de la bourgeoisie, à des représentations légales et paisibles
contre une infraction qui l'intéressait extrêmement. Il n'y en eut
point. Ceux qui la conduisaient cherchaient moins le vrai
redressement des griefs que l'occasion de se rendre nécessaires. On
cabalait, mais on gardait le silence, et on laissait clabauder les
caillettes et les cafards, ou soi-disant tels, que le conseil
mettait en avant pour me rendre odieux à la populace et faire
attribuer son incartade au zèle de la religion.
Après avoir attendu vainement plus d'un an que quelqu'un
réclamât contre une procédure illégale, je pris enfin mon parti; et
me voyant abandonné de mes concitoyens, je me déterminai à renoncer
à mon ingrate patrie, où je n'avais jamais vécu, dont je n'avais
reçu ni bien ni service, et dont, pour prix de l'honneur que
j'avais tâché de lui rendre, je me voyais si indignement traité
d'un consentement unanime, puisque ceux qui devaient parler
n'avaient rien dit. J'écrivis donc au premier syndic de cette
année-là, qui, je crois, était M. Favre, une lettre par laquelle
j'abdiquais solennellement mon droit de bourgeoisie, et dans
laquelle, au reste, j'observai la décence et la modération que j'ai
toujours mises aux actes de fierté que la cruauté de mes ennemis
m'a souvent arrachés dans mes malheurs.
Cette démarche ouvrit enfin les yeux aux citoyens: sentant
qu'ils avaient eu tort pour leur propre intérêt d'abandonner ma
défense, ils la prirent quand il n'était plus temps. Ils avaient
d'autres griefs qu'ils joignirent à celui-là, et ils en firent la
matière de plusieurs représentations très bien raisonnées, qu'ils
étendirent et renforcèrent, à mesure que les durs et rebutants
refus du conseil, qui se sentait soutenu par le ministère de
France, leur firent mieux sentir le projet formé de les asservir.
Ces altercations produisirent diverses brochures qui ne décidaient
rien, jusqu'à ce que parurent tout d'un coup les Lettres écrites de
la campagne, ouvrage écrit en faveur du conseil, avec un art
infini, et par lequel le parti représentant, réduit au silence, fut
pour un temps écrasé. Cette pièce, monument durable des rares
talents de son auteur, était du procureur général Tronchin, homme
d'esprit, homme éclairé, très versé dans les lois et le
gouvernement de la république. Siluit terra.
Les représentants, revenus de leur premier abattement,
entreprirent une réponse et s'en tirèrent passablement avec le
temps. Mais tous jetèrent les yeux sur moi, comme le seul qui pût
entrer en lice contre un tel adversaire, avec espoir de le
terrasser. J'avoue que je pensai de même; et poussé par mes
concitoyens, qui me faisaient un devoir de les aider de ma plume
dans un embarras dont j'avais été l'occasion, j'entrepris la
réfutation des Lettres écrites de la campagne, et j'en parodiai le
titre par celui de Lettres écrites de la montagne, que je mis aux
miennes. Je fis et j'exécutai cette entreprise si secrètement que,
dans un rendez-vous que j'eus à Thonon avec les chefs des
représentants, pour parler de leurs affaires, et où ils me
montrèrent l'esquisse de leur réponse, je ne leur dis pas un mot de
la mienne qui était déjà faite, craignant qu'il ne survînt quelque
obstacle à l'impression s'il en parvenait le moindre vent, soit aux
magistrats, soit à mes ennemis particuliers. Je n'évitai
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