Les Confessions
et
j'en attendais l'effet pour prendre tout à fait mon parti.
Tandis que je balançais ainsi, vinrent les persécutions de
Motiers, qui me forcèrent à la retraite. Je n'étais pas prêt pour
un long voyage, et surtout pour celui de Corse. J'attendais des
nouvelles de Buttafuoco; je me réfugiai dans l'île de Saint-Pierre,
d'où je fus chassé à l'entrée de l'hiver, comme j'ai dit ci-devant.
Les Alpes couvertes de neige rendaient alors pour moi cette
émigration impraticable, surtout avec la précipitation qu'on me
prescrivait. Il est vrai que l'extravagance d'un pareil ordre le
rendait impossible à exécuter: car du milieu de cette solitude
enfermée au milieu des eaux, n'ayant que vingt-quatre heures depuis
l'intimation de l'ordre pour me préparer au départ, pour trouver
bateaux et voitures pour sortir de l'île et de tout le territoire;
quand j'aurais eu des ailes, j'aurais eu peine à pouvoir obéir. Je
l'écrivis à M. le bailli de Nidau en répondant à sa lettre, et je
m'empressai de sortir de ce pays d'iniquité. Voilà comment il
fallut renoncer à mon projet chéri, et comment, n'ayant pu dans mon
découragement obtenir qu'on disposât de moi, je me déterminai, sur
l'invitation de milord maréchal, au voyage de Berlin, laissant
Thérèse hiverner à l'île de Saint-Pierre avec mes effets et mes
livres, et déposant mes papiers dans les mains de du Peyrou. Je fis
une telle diligence, que dès le lendemain matin je partis de l'île,
et me rendis à Bienne encore avant midi. Peu s'en fallut que je n'y
terminasse mon voyage par un incident dont le récit ne doit pas
être omis.
Sitôt que le bruit s'était répandu que j'avais ordre de quitter
mon asile, j'eus une affluence de visites du voisinage, et surtout
de Bernois qui venaient avec la plus détestable fausseté me
flagorner, m'adoucir, et me protester qu'on avait pris le moment
des vacances et de l'infréquence du sénat pour minuter et m'intimer
cet ordre, contre lequel, disaient-ils, tous les deux cents étaient
indignés. Parmi ce tas de consolateurs, il en vint quelques-uns de
la ville de Bienne, petit État libre, enclavé dans celui de Berne,
et entre autres un jeune homme, appelé Wildremet, dont la famille
tenait le premier rang et avait le principal crédit dans cette
petite ville. Wildremet me conjura vivement, au nom de ses
concitoyens, de choisir ma retraite au milieu d'eux, m'assurant
qu'ils désiraient avec empressement de m'y recevoir; qu'ils se
feraient une gloire et un devoir de m'y faire oublier les
persécutions que j'avais souffertes; que je n'avais à craindre chez
eux aucune influence des Bernois; que Bienne était une ville libre,
qui ne recevait des lois de personne, et que tous les citoyens
étaient unanimement déterminés à n'écouter aucune sollicitation qui
me fût contraire.
Wildremet, voyant qu'il ne m'ébranlait pas, se fit appuyer de
plusieurs autres personnes, tant de Bienne et des environs que de
Berne même, et entre autres du même Kirchberger dont j'ai parlé,
qui m'avait recherché depuis ma retraite en Suisse; et que ses
talents et ses principes me rendaient intéressant. Mais des
sollicitations moins prévues et plus pondérantes furent celles de
M. Barthès, secrétaire d'ambassade de France, qui vint me voir avec
Wildremet, m'exhorta fort de me rendre à son invitation, et
m'étonna par l'intérêt vif et tendre qu'il paraissait prendre à
moi. Je ne connaissais point du tout M. Barthès; cependant je le
voyais mettre à ses discours la chaleur, le zèle de l'amitié, et je
voyais qu'il lui tenait véritablement au cœur de me persuader de
m'établir à Bienne. Il me fit l'éloge le plus pompeux de cette
ville et de ses habitants, avec lesquels il se montrait si
intimement lié, qu'il les appela plusieurs fois devant moi ses
patrons et ses pères.
Cette démarche de Barthès me dérouta dans toutes mes
conjectures. J'avais toujours soupçonné M. de Choiseul d'être
l'auteur caché de toutes les persécutions que j'éprouvais en
Suisse. La conduite du résident de France à Genève, celle de
l'ambassadeur à Soleure, ne confirmaient que trop ces soupçons; je
voyais la France influer en secret sur tout ce qui m'arrivait à
Berne, à Genève, à Neuchâtel, et je ne croyais avoir en France
aucun ennemi puissant que le seul duc de Choiseul. Que pouvais-je
donc penser de la visite de Barthès, et du tendre intérêt qu'il
paraissait prendre à mon sort? Mes malheurs n'avaient pas encore
détruit cette
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