Les Confessions
être condamné. Fait pour méditer à loisir dans la
solitude, je ne l'étais point pour parler, agir, traiter d'affaires
parmi les hommes. La nature, qui m'avait donné le premier talent,
m'avait refusé l'autre. Cependant je sentais que, sans prendre part
directement aux affaires publiques, je serais nécessité, sitôt que
je serais en Corse, de me livrer à l'empressement du peuple, et de
conférer très souvent avec les chefs. L'objet même de mon voyage
exigeait qu'au lieu de chercher la retraite, je cherchasse, au sein
de la nation, les lumières dont j'avais besoin. Il était clair que
je ne pourrais plus disposer de moi-même; qu'entraîné malgré moi
dans un tourbillon pour lequel je n'étais point né, j'y mènerais
une vie toute contraire à mon goût, et ne m'y montrerais qu'à mon
désavantage. Je prévoyais que, soutenant mal par ma présence
l'opinion de capacité qu'avaient pu leur donner mes livres, je me
décréditerais chez les Corses, et perdrais, autant à leur préjudice
qu'au mien, la confiance qu'ils m'avaient donnée, et sans laquelle
je ne pouvais faire avec succès l'œuvre qu'ils attendaient de moi.
J'étais sûr qu'en sortant ainsi de ma sphère, je leur deviendrais
inutile et me rendrais malheureux.
Tourmenté, battu d'orages de toute espèce, fatigué de voyages et
de persécutions depuis plusieurs années, je sentais vivement le
besoin du repos, dont mes barbares ennemis se faisaient un jeu de
me priver; je soupirais plus que jamais après cette aimable
oisiveté, après cette douce quiétude d'esprit et de corps que
j'avais tant convoitée, et à laquelle, revenu des chimères de
l'amour et de l'amitié, mon cœur bornait sa félicité suprême. Je
n'envisageais qu'avec effroi les travaux que j'allais entreprendre,
la vie tumultueuse à laquelle j'allais me livrer; et si la
grandeur, la beauté, l'utilité de l'objet animaient mon courage,
l'impossibilité de payer de ma personne avec succès me l'ôtait
absolument. Vingt ans de méditation profonde, à part moi,
m'auraient moins coûté que six mois d'une vie active, au milieu des
hommes et des affaires, et certain d'y mal réussir.
Je m'avisai d'un expédient qui me parut propre à tout concilier.
Poursuivi dans tous mes refuges par les menées souterraines de mes
secrets persécuteurs, et ne voyant plus que la Corse où je pusse
espérer pour mes vieux jours le repos qu'ils ne voulaient me
laisser nulle part, je résolus de m'y rendre, avec les directions
de Buttafuoco, aussitôt que j'en aurais la possibilité; mais, pour
y vivre tranquille, de renoncer, du moins en apparence, au travail
de la législation, et de me borner, pour payer en quelque sorte à
mes hôtes leur hospitalité, à écrire sur les lieux leur histoire,
sauf à prendre sans bruit les instructions nécessaires pour leur
devenir plus utile, si je voyais jour à y réussir. En commençant
ainsi par ne m'engager à rien, j'espérais être en état de méditer
en secret et plus à mon aise un plan qui pût leur convenir, et cela
sans renoncer beaucoup à ma chère solitude, ni me soumettre à un
genre de vie qui m'était insupportable, et dont je n'avais pas le
talent.
Mais ce voyage, dans ma situation, n'était pas une chose aisée à
exécuter. A la manière dont M. Dastier m'avait parlé de la Corse,
je n'y devais trouver, des plus simples commodités de la vie, que
celles que j'y porterais: linge, habits, vaisselle, batterie de
cuisine, papiers, livres, il fallait tout porter avec soi. Pour m'y
transporter avec ma gouvernante, il fallait franchir les Alpes, et
dans un trajet de deux cents lieues traîner à ma suite tout un
bagage; il fallait passer à travers les États de plusieurs
souverains; et, sur le ton donné par toute l'Europe, je devais
naturellement m'attendre, après mes malheurs, à trouver partout des
obstacles, et à voir chacun se faire un honneur de m'accabler de
quelque nouvelle disgrâce, et violer avec moi tous les droits des
gens et de l'humanité. Les frais immenses, les fatigues, les
risques d'un pareil voyage, m'obligeaient d'en prévoir d'avance et
d'en bien peser toutes les difficultés. L'idée de me trouver enfin
seul, sans ressource à mon âge, et loin de toutes mes
connaissances, à la merci de ce peuple barbare et féroce, tel que
me le peignait M. Dastier, était bien propre à me faire rêver sur
une pareille résolution avant de l'exécuter. Je désirais
passionnément l'entrevue que Buttafuoco m'avait fait espérer,
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