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Les Confessions

Les Confessions

Titel: Les Confessions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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réellement s'étendre à lui l'attachement que j'avais pour
elle. Je désirais sur toute chose qu'elle fût heureuse; et,
puisqu'elle avait besoin de lui pour l'être, j'étais content qu'il
fût heureux aussi. De son côté, il entrait parfaitement dans les
vues de sa maîtresse, et prit en sincère amitié l'ami qu'elle
s'était choisi. Sans affecter avec moi l'autorité que son poste le
mettait en droit de prendre, il prit naturellement celle que son
jugement lui donnait sur le mien. Je n'osais rien faire qu'il parût
désapprouver, et il ne désapprouvait que ce qui était mal. Nous
vivions ainsi dans une union qui nous rendait tous heureux, et que
la mort seule a pu détruire. Une des preuves de l'excellence du
caractère de cette aimable femme est que tous ceux qui l'aimaient
s'aimaient entre eux. La jalousie, la rivalité même cédait au
sentiment dominant qu'elle inspirait, et je n'ai vu jamais aucun de
ceux qui l'entouraient se vouloir du mal l'un à l'autre. Que ceux
qui me lisent suspendent un moment leur lecture à cet éloge; et
s'ils trouvent en y pensant quelque autre femme dont ils puissent
en dire autant, qu'ils s'attachent à elle pour le repos de leur vie
(fût-elle au reste la dernière des catins).
    Ici commence, depuis mon arrivée à Chambéri jusqu'à mon départ
pour Paris, en 1741, un intervalle de huit ou neuf ans, durant
lequel j'aurai peu d'événements à dire, parce que ma vie a été
aussi simple que douce; et cette uniformité était précisément ce
dont j'avais le plus grand besoin pour achever de former mon
caractère, que des troubles continuels empêchaient de se fixer.
C'est durant ce précieux intervalle que mon éducation mêlée et sans
suite, ayant pris de la consistance, m'a fait ce que je n'ai plus
cessé d'être à travers les orages qui m'attendaient. Ce progrès fut
insensible et lent, chargé de peu d'événements mémorables; mais il
mérite cependant d'être suivi et développé.
    Au commencement je n'étais guère occupé que de mon travail; la
gêne du bureau ne me laissait pas songer à autre chose. Le peu de
temps que j'avais de libre se passait auprès de la bonne maman; et
n'ayant pas même celui de lire, la fantaisie ne m'en prenait pas.
Mais quand ma besogne, devenue une espèce de routine, occupa moins
mon esprit, il reprit ses inquiétudes, la lecture me redevint
nécessaire; et, comme si ce goût se fût toujours irrité par la
difficulté de m'y livrer, il serait redevenu passion comme chez mon
maître, si d'autres goûts venus à la traverse n'eussent fait
diversion à celui-là.
    Quoiqu'il ne fallût pas à nos opérations une arithmétique bien
transcendante, il en fallait assez pour m'embarrasser quelquefois.
Pour vaincre cette difficulté, j'achetai des livres d'arithmétique;
et je l'appris bien, car je l'appris seul. L'arithmétique pratique
s'étend plus loin qu'on ne pense quand on y veut mettre l'exacte
précision. Il y a des opérations d'une longueur extrême, au milieu
desquelles j'ai vu quelquefois de bons géomètres s'égarer. La
réflexion jointe à l'usage donne des idées nettes; et alors on
trouve des méthodes abrégées, dont l'invention frappe
l'amour-propre, dont la justesse satisfait l'esprit, et qui font
faire avec plaisir un travail ingrat par lui-même. Je m'y enfonçai
si bien qu'il n'y avait point de question soluble par les seuls
chiffres qui m'embarrassât: et maintenant que tout ce que j'ai su
s'efface journellement de ma mémoire, cet acquis y demeure encore
en partie, au bout de trente ans d'interruption. Il y a quelques
jours que dans un voyage que j'ai fait à Davenport, chez mon hôte,
assistant à la leçon d'arithmétique de ses enfants, j'ai fait sans
faute, avec un plaisir incroyable, une opération des plus
composées. Il me semblait, en posant mes chiffres, que j'étais
encore à Chambéri dans mes heureux jours. C'était revenir de loin
sur mes pas.
    Le lavis des mappes de nos géomètres m'avait aussi rendu le goût
du dessin. J'achetai des couleurs, et je me mis à faire des fleurs
et des paysages. C'est dommage que je me sois trouvé peu de talent
pour cet art, l'inclination y était tout entière. Au milieu de mes
crayons et de mes pinceaux j'aurais passé des mois entiers sans
sortir. Cette occupation devenant pour moi trop attachante, on
était obligé de m'en arracher. Il en est ainsi de tous les goûts
auxquels je commence à me livrer; ils augmentent, deviennent
passion, et bientôt je ne vois plus

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