Les Confessions
achevé sous le
fils. Deux ou trois cents hommes, tant arpenteurs qu'on appelait
géomètres, qu'écrivains qu'on appelait secrétaires, furent employés
à cet ouvrage, et c'était parmi ces derniers que maman m'avait fait
inscrire. Le poste, sans être fort lucratif, donnait de quoi vivre
au large dans ce pays-là. Le mal était que cet emploi n'était qu'à
temps, mais il mettait en état de chercher et d'attendre, et
c'était par prévoyance qu'elle tâchait de m'obtenir de l'intendant
une protection particulière, pour pouvoir passer à quelque emploi
plus solide quand le temps de celui-là serait fini.
J'entrai en fonction peu de jours après mon arrivée. Il n'y
avait à ce travail rien de difficile, et je fus bientôt au fait.
C'est ainsi qu'après quatre ou cinq ans de courses, de folies et de
souffrances depuis ma sortie de Genève, je commençai pour la
première fois de gagner mon pain avec honneur.
Ces longs détails de ma première jeunesse auront paru bien
puérils et j'en suis fâché: quoique né homme à certains égards,
j'ai été longtemps enfant, et je le suis encore à beaucoup
d'autres. Je n'ai pas promis d'offrir au public un grand
personnage: j'ai promis de me peindre tel que je suis; et pour me
connaître dans mon âge avancé, il faut m'avoir bien connu dans ma
jeunesse. Comme en général les objets font moins d'impression sur
moi que leurs souvenirs, et que toutes mes idées sont en images,
les premiers traits qui se sont gravés dans ma tête y sont
demeurés, et ceux qui s'y sont empreints dans la suite se sont
plutôt combinés avec eux qu'ils ne les ont effacés. Il y a une
certaine succession d'affections et d'idées qui modifient celles
qui les suivent, et qu'il faut connaître pour en bien juger. Je
m'applique à bien développer partout les premières causes, pour
faire sentir l'enchaînement des effets. Je voudrais pouvoir en
quelque façon rendre mon âme transparente aux yeux du lecteur; et
pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les points de vue,
à l'éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu'il ne s'y
passe pas un mouvement qu'il n'aperçoive, afin qu'il puisse juger
par lui-même du principe qui les produit.
Si je me chargeais du résultat et que je lui disse: tel est mon
caractère, il pourrait croire, sinon que je le trompe, au moins que
je me trompe. Mais en lui détaillant avec simplicité tout ce qui
m'est arrivé, tout ce que j'ai pensé, tout ce que j'ai senti, je ne
puis l'induire en erreur, à moins que je ne le veuille; encore,
même en le voulant, n'y parviendrais-je pas aisément de cette
façon. C'est à lui d'assembler ces éléments, et de déterminer
l'être qu'ils composent: le résultat doit être son ouvrage; et s'il
se trompe alors, toute l'erreur sera de son fait. Or il ne suffit
pas pour cette fin que mes récits soient fidèles, il faut aussi
qu'ils soient exacts. Ce n'est pas à moi de juger de l'importance
des faits; je les dois tous dire, et lui laisser le soin de
choisir. C'est à quoi je me suis appliqué jusqu'ici de tout mon
courage, et je ne me relâcherai pas dans la suite. Mais les
souvenirs de l'âge moyen sont toujours moins vifs que ceux de la
première jeunesse. J'ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur
parti qu'il m'était possible. Si les autres me reviennent avec la
même force, des lecteurs impatients s'ennuieront peut-être, mais
moi je ne serai pas mécontent de mon travail. Je n'ai qu'une chose
à craindre dans cette entreprise: ce n'est pas de trop dire ou de
dire des mensonges, mais c'est de ne pas tout dire et de taire des
vérités.
Livre V
Ce fut, ce me semble, en 1732 que j'arrivai à Chambéri, comme je
viens de le dire, et que je commençai d'être employé au cadastre
pour le service du roi. J'avais vingt ans passés, près de vingt et
un. J'étais assez formé pour mon âge du côté de l'esprit; mais le
jugement ne l'était guère, et j'avais grand besoin des mains dans
lesquelles je tombai pour apprendre à me conduire. Car quelques
années d'expérience n'avaient pu me guérir encore radicalement de
mes visions romanesques; et, malgré tous les maux que j'avais
soufferts, je connaissais aussi peu le monde et les hommes que si
je n'avais pas acheté ces instructions.
Je logeai chez moi, c'est-à-dire chez maman; mais je ne
retrouvai pas ma chambre d'Annecy. Plus de jardin, plus de
ruisseau, plus de paysage. La maison qu'elle occupait était sombre
et triste, et ma chambre était la
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