Les Piliers de la Terre
Tom
sursauta : « Vous voulez dire que vous êtes… » Il s’arrêta, ne
voulant pas la blesser.
« Des
hors-la-loi, dit-elle. Oui. Vous pensiez que tous les hors-la-loi sont comme
Pharamond Grande Gueule, le voleur de votre cochon ?
— Oui »,
dit Tom. Mais il pensait : Je n’aurais jamais imaginé qu’un hors-la-loi
pouvait être une si belle femme. Incapable de maîtriser sa curiosité, il
demanda : « Quel était votre crime ?
— J’ai
maudit un prêtre », dit-elle, et elle détourna les yeux.
Tom ne
voyait pas en cela un crime épouvantable, mais peut-être le prêtre était-il
très puissant et très susceptible ; ou peut-être Ellen ne lui avouait-elle
pas toute la vérité. Il regarda Martha. Lentement, elle ouvrait les yeux. Elle
semblait perdue, un peu effrayée. Agnès s’agenouilla auprès d’elle. « Tu
es sauve, dit-elle. Tout va bien. » Martha se redressa et vomit. Agnès la
soutint jusqu’à l’arrêt des spasmes. Tom était impressionné : la
prédiction d’Ellen s’était réalisée. Elle avait annoncé aussi que Martha se
sentirait bien ensuite et sans doute était-ce vrai aussi. Le soulagement
l’envahit et il fut un peu surpris de la violence de son émotion. Je ne
pourrais pas supporter de perdre ma petite fille, pensa-t-il en refoulant un
sanglot.
Il surprit
un regard de sympathie d’Ellen et une fois de plus il eut le sentiment que ses
yeux d’or pâle pouvaient lire dans son cœur.
Tom cassa
une branche de chêne, la dépouilla de ses feuilles et les utilisa pour essuyer
le visage de Martha. Elle était encore toute pâle.
« Elle
a besoin de repos, dit Ellen. Laissez-la allongée le temps qu’il faut à un
homme pour parcourir une bonne lieue. »
Tom jeta
un coup d’œil vers le soleil. Il restait encore du jour. Il s’installa, résigné
à attendre. Agnès se mit à bercer doucement la fillette dans ses bras. Le petit
Jack avait reporté son attention sur Martha et la dévisageait avec la même
intensité stupide. Tom aurait voulu en savoir plus sur Ellen. Il se demandait
s’il pourrait la persuader de raconter son histoire. Il ne voulait pas la voir
s’en aller. « Comment tout cela est-il arrivé ? lui demanda-t-il avec
un peu d’hésitation.
De nouveau
elle le regarda dans les yeux puis elle se mit à parler.
Son père
était un chevalier, leur raconta-t-elle ; un homme grand, robuste et
violent souhaitant des fils avec qui monter à cheval, chasser et lutter, des
compagnons pour boire et festoyer dans la nuit avec lui. Il eut à cet égard
toute la malchance du monde, car après la naissance d’Ellen, sa femme
mourut ; il se remaria, mais sa seconde épouse était stérile. Il en vint à
mépriser la belle-mère d’Ellen et finit par la renvoyer. Il était sans doute
cruel, mais Ellen l’adorait et partageait le mépris qu’il portait à sa seconde
femme. Quand la belle-mère partit, Ellen grandit dans une maison devenue
presque uniquement masculine. Elle se coupa les cheveux, porta une dague et
appris à ne pas jouer avec des chatons ni à se soucier des vieux chiens
aveugles. A l’âge de Martha, elle crachait par terre, mangeait des pépins de
pomme et donnait à un cheval un coup de pied assez violent pour lui couper le
souffle avant de resserrer la sangle d’un cran. Tous les hommes qui ne
faisaient pas partie de la bande de son père, elle avait entendu qu’on les
traitait de lavettes et toutes les femmes qui ne voulaient pas sortir avec eux,
de baiseuses de porcs – encore qu’elle ne fût pas tout à fait sûre, ce qui lui
importait peu d’ailleurs, de la signification réelle de ces insultes.
En
écoutant sa voix dans l’air doux de cet après-midi d’automne, Tom ferma les
yeux et se représenta une jeune fille à poitrine plate, au visage sale, assise
à la longue table avec les canailles qui tenaient compagnie à son père, en
train de boire de la bière forte, de roter et de chanter des chansons qui
parlaient de batailles, de pillages et de viols, de chevaux, de châteaux et de
vierges, jusqu’au moment où elle tombait endormie, sa petite tête aux cheveux
ras sur la table.
Si
seulement elle avait pu garder la poitrine plate, elle aurait vécu une vie
heureuse. Mais le moment vint où les hommes se mirent à la regarder
différemment. Ils ne riaient plus aux éclats quand elle disait :
« Ote-toi de mon chemin ou je te coupe les couilles pour les donner aux cochons. »
Certains d’entre eux la
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