Les Piliers de la Terre
Avec quelques choux et un sac de grains, il y
avait de quoi nourrir une famille pour tout l’hiver et fabriquer une paire de
chaussures de cuir et un sac ou deux. Cette perte était catastrophique.
Tom jeta
un regard d’envie à Alfred, déjà remis de sa course et de son empoignade qui
attendait avec impatience. Autrefois, songea Tom, je pouvais courir comme le
vent sans presque sentir mon cœur battre. Quand j’avais cet âge-là… il y a
vingt ans. Vingt ans. Cela lui paraissait hier. Il se releva.
Il passa
un bras autour des larges épaules d’Alfred et ils reprirent le sentier. Le
garçon allait bientôt le rattraper en taille et peut-être même le dépasser.
J’espère que son esprit se développera aussi, se dit Tom. « N’importe quel
imbécile, déclara-t-il, peut se lancer dans une bagarre, mais le sage sait les
éviter. » Alfred lui jeta un regard sceptique.
Ils
quittèrent le sentier, traversèrent le coin de marécage et escaladèrent la
pente, refaisant à l’envers le chemin suivi par le voleur. En repassant dans le
bosquet de bouleaux, Tom pensa à Martha et la rage une fois de plus lui monta
au ventre. Le hors-la-loi l’avait frappée comme un fou, alors qu’elle ne le
menaçait pas.
Tom hâta
le pas et, un moment plus tard, Alfred et lui débouchèrent sur la route. Martha
gisait là, à la même place, elle n’avait pas bougé. Elle avait toujours les
yeux fermés et le sang séchait dans ses cheveux. Agnès était agenouillée à son
côté – et auprès d’elles, à la surprise de Tom, se trouvaient une autre femme
et un jeune garçon. Pas étonnant qu’il se fut senti observé, la forêt semblait
grouiller de monde. Il se pencha et posa de nouveau la main sur la poitrine de
Martha. Le souffle était régulier.
« Elle
va bientôt se réveiller, dit l’étrangère d’un ton autoritaire. Alors elle
vomira. Après, elle ira bien. »
Tom la
regarda avec curiosité. Jeune, une dizaine d’années de moins que Tom, elle
était penchée sur Martha. Sa courte tunique de cuir révélait des membres hâlés
et souples. Elle avait un joli visage, avec des cheveux châtain foncé qui formaient
une pointe sur son front. Tom éprouva un élan de désir. Puis elle leva les yeux
vers lui et il sursauta : elle avait des yeux au regard intense, d’une
couleur de miel doré inhabituelle qui donnait à tout son visage une sorte de
magie, et il eut la certitude qu’elle devinait ce qu’il pensait.
Il
détourna son regard pour masquer son embarras et surprit Agnès qui l’observait
d’un air réprobateur. « Et le cochon ? dit-elle.
— Il
y avait deux autres bandits, expliqua Tom.
— Nous
les avons rossés, dit Alfred, mais celui qui avait le cochon s’est
enfui. »
Agnès les
regarda sévèrement sans répondre.
L’étrangère
dit : « En nous y prenant doucement, nous pourrions transporter la
fillette à l’ombre. » Elle se releva et Tom constata qu’elle était toute
petite – un pied de moins que lui. Il se pencha et souleva Marta avec
précaution. Son corps enfantin ne pesait presque rien dans ses bras. Il la
porta quelques pas le long de la route, puis la déposa, encore inerte, sur un
coin d’herbe à l’ombre d’un vieux chêne.
Alfred
ramassa les outils. Le petit garçon de l’étrangère observait, les yeux et la
bouche grands ouverts, sans mot dire. Il avait environ trois ans de moins
qu’Alfred et c’était un enfant à l’air bizarre, sans rien de la beauté
sensuelle de sa mère. Il avait la peau très pâle, les cheveux d’une drôle de
couleur orangée, des yeux bleus un peu exorbités, et l’air un peu demeuré. Le
genre d’enfant qui meurt jeune ou devient l’idiot du village, pensa Tom. Sous
son regard fixe, Alfred était visiblement mal à l’aise.
L’enfant
prit la scie des mains d’Alfred et l’examina comme une chose étonnante. Alfred,
choqué par cette audace, la lui reprit et l’enfant l’abandonna avec
indifférence. Sa mère intervint : « Jack ! Tiens-toi
bien. » Elle semblait gênée.
Tom la regarda.
Le garçon ne lui ressemblait pas du tout. « Vous êtes sa mère ?
demanda Tom.
— Oui.
Je m’appelle Ellen.
— Où
est votre mari ?
— Mort. »
Tom
s’étonna. « Vous voyagez seule ? » La forêt était déjà assez
dangereuse pour un homme comme lui : Impossible pour une femme seule
d’espérer y survivre.
« Nous
ne voyageons pas, dit Ellen. Nous vivons dans la forêt. »
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