Les Piliers de la Terre
instant pétrifié de terreur. Puis il bondit en avant, criant et
agitant les bras ; mais la bête était un destrier, entraînée à charger des
hordes hurlantes, et elle ne broncha pas. Martha demeurait plantée au milieu de
l’étroit chemin, comme figée par la vue de ce monstre qui fonçait sur elle. En
un éclair, Tom comprit avec désespoir qu’il ne la rejoindrait pas à temps. Il
se jeta de côté, et, à la dernière seconde, le cheval fit un écart dans l’autre
sens. L’étrier du cavalier effleura les cheveux de Martha ; un sabot
marqua un trou rond dans le sol près de son pied nu, et le cheval fila, les
aspergeant de terre. Tom saisit l’enfant dans ses bras et la serra contre son
cœur battant.
Il resta
un moment immobile, soulagé, les jambes molles. Puis il sentit la fureur monter
en lui à cause de l’imprudence de ce stupide jeune homme juché sur son
destrier. Il tourna vers lui un regard furieux. Lord William ralentissait son cheval,
en tirant sur les rênes, les jambes tendues en avant. Le cheval évita le
chantier, secoua la tête et rua, mais William resta en selle. Il mit son cheval
au petit galop, puis au trot en lui faisant décrire un large cercle.
Martha
sanglotait. Tom la confia à Agnès et attendit William.
Le jeune
seigneur était un grand gaillard d’une vingtaine d’années, avec des cheveux
jaunes et des yeux étroits qui lui donnaient l’air de toujours cligner. Il
portait une courte tunique noire, des hauts-de-chausses noirs aussi et des
chaussures de cuir dont les lacets se croisaient jusqu’aux genoux. Vissé sur sa
selle, il ne semblait nullement ému de l’incident. Ce jeune imbécile ne sait
même pas ce qu’il a fait, se dit Tom amèrement. Que j’aimerais lui tordre le
cou !
William
arrêta sa monture devant le tas de bois et regarda les bâtisseurs. « Qui
commande ici ? » demanda-t-il.
Tom
s’approcha du cheval et le prit par la bride. « C’est moi le maître
bâtisseur, dit-il d’un ton crispé. Mon nom est Tom.
— Cette
maison ne sert plus à rien, dit William. Renvoie tes hommes. »
C’était
exactement ce que Tom redoutait. Mais il se cramponnait à l’espoir que William
était simplement impétueux et que l’on pourrait le persuader de changer d’avis.
Au prix d’un grand effort, il répondit d’un ton calme : « Mais il y a
déjà tant de travail de fait ! Pourquoi gaspiller ce que vous avez
dépensé ? Vous aurez besoin de cette maison un jour.
— Je
ne te demande pas comment gérer mes affaires, Tom le bâtisseur, dit William.
Vous êtes tous renvoyés. » Il tira sur les rênes, mais Tom tenait la
bride. « Lâche mon cheval », cria William d’un ton menaçant.
Tom avala
sa salive. William s’apprêtait à éperonner son cheval. Tom tira de sa poche le
croûton de pain restant de son déjeuner, le montra au cheval qui baissa la tête
et le croqua. « Il y a encore des choses à régler avant que vous partiez,
monseigneur, dit Tom doucement.
— Lâche
mon cheval, répéta William, ou je te fais sauter la tête. » Tom le regarda
dans les yeux, essayant de ne pas montrer sa peur. Il était plus fort que
William, mais cela ne servirait à rien si celui-ci dégainait son épée.
« Tom,
murmura Agnès apeurée, fais ce que dit le seigneur. »
Il y eut
un silence de mort. Transformés en statues, les autres ouvriers observaient la
scène. Tom savait que la prudence serait de céder. Mais William avait failli
piétiner sa fille et le maçon était furieux. Aussi, le cœur battant,
reprit-il : « Il faut nous payer. »
William
poussa sa monture, mais Tom tenait solidement la bride et le cheval n’obéit
pas, cherchant encore du pain dans la poche du tablier de Tom. « Allez
demander vos gages à mon père ! » lança William excédé.
Tom
entendit le charpentier répondre d’une voix blanche : « C’est ce que
nous allons faire, monseigneur, merci beaucoup. » Misérable lâche, pensa
Tom, mais lui-même tremblait. Il se força néanmoins à dire : « Si
vous voulez nous congédier, il faut nous payer selon la coutume. La maison de
votre père est à deux jours de marche d’ici et, quand nous arriverons, il n’y
sera peut-être pas.
— Des
hommes sont morts pour moins que cela », dit William, les joues rouges de
colère.
Du coin de
l’œil, Tom vit l’écuyer poser la main sur le pommeau de son épée. Il savait
qu’il devrait renoncer maintenant, mais une colère obstinée lui
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