Les rêveries du promeneur solitaire
après ma mort qu'ils n'en laissent à ma personne de mon
vivant. Peut-être par trait de temps, les médecins, que j'ai
réellement offensés, pourraient-ils s'apaiser. Mais les oratoriens
que j'aimais, que j'estimais, en qui j'avais toute confiance et que
je n'offensai jamais, les oratoriens, gens d'Eglise et demi-moines
seront à jamais implacables, leur propre iniquité fait mon crime
que leur amour-propre ne me pardonnera jamais et le public dont ils
auront soin d'entretenir et ranimer l'animosité sans cesse, ne
s'apaisera pas plus qu'eux.
Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m'y faire
ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en
ce monde et m'y voilà tranquille au fond de l'abîme, pauvre mortel
infortuné, mais impassible comme Dieu même.
Tout ce qui m'est extérieur m'est étranger désormais. Je n'ai
plus en ce monde ni prochain, ni semblables, ni frères. Je suis sur
la terre comme dans une planète étrangère où je serais tombé de
celle que j'habitais. Si je reconnais autour de moi quelque chose,
ce ne sont que des objets affligeants et déchirants pour mon cœur,
et je ne peux jeter les yeux sur ce qui me touche et m'entoure sans
y trouver toujours quelque sujet de dédain qui m'indigne, ou de
douleur qui m'afflige Ecartons donc de mon esprit tous les pénibles
objets dont je m'occuperais aussi douloureusement qu'inutilement.
Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu'en moi la
consolation, l'espérance et la paix, je ne dois ni ne veux plus
m'occuper que de moi. C'est dans cet état que je reprends la suite
de l'examen sévère et sincère que j'appelai jadis mes Confessions.
Je consacre mes derniers jours à m'étudier moi-même et à préparer
d'avance le compte que je ne tarderai pas à rendre de moi.
Livrons-nous tout entier à la douceur de converser avec mon âme
puisqu'elle est la seule que les hommes ne puissent m'ôter. Si à
force de réfléchir sur mes dispositions intérieures je parviens à
les mettre en meilleur ordre et à corriger le mal qui peut y
rester, mes méditations ne seront pas entièrement inutiles, et
quoique je ne sois plus bon à rien sur la terre je n'aurai pas tout
à fait perdu mes derniers jours. Les loisirs de mes promenades
journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes
dont j'ai regret d'avoir perdu le souvenir. Je fixerai par
l'écriture celles qui pourront me venir encore ; chaque fois
que je les relirai m'en rendra la jouissance. J'oublierai mes
malheurs, mes persécuteurs, mes opprobres, en songeant au prix
qu'avait mérité mon cœur. Ces feuilles ne seront proprement qu'un
informe journal de mes rêveries. Il y sera beaucoup question de
moi, parce qu'un solitaire qui réfléchit s'occupe nécessairement
beaucoup de lui-même. Du reste toutes les idées étrangères qui me
passent par la tête en me promenant y trouveront également leur
place. Je dirai ce que j'ai pensé tout comme il m'est venu et avec
aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d'ordinaire
avec celles du lendemain. Mais il en résultera toujours une
nouvelle connaissance de mon naturel et de mon humeur par celle des
sentiments et des pensées dont mon esprit fait sa pâture
journalière dans l'étrange état où je suis. Ces feuilles peuvent
donc être regardées comme un appendice de mes Confessions, mais je
ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui
puisse le mériter. Mon cœur s'est purifié à la coupelle de
l'adversité, et j'y trouve à peine en le sondant avec soin quelque
reste de penchant répréhensible. Qu'aurais-je encore à confesser
quand toutes les affections terrestres en sont arrachées ? Je
n'ai pas plus à me louer qu'à me blâmer : je suis nul
désormais parmi les hommes, et c'est tout ce que je puis être,
n'ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable société. Ne
pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus
agir sans nuire à autrui ou à moi-même m'abstenir est devenu mon
unique devoir, et je le remplis autant qu'il est en moi Mais dans
ce désœuvrement du corps mon âme est encore active, elle produit
encore des sentiments, des pensées, et sa vie interne et morale
semble encore s'être accrue par la mort de tout intérêt terrestre
et temporel. Mon corps n'est plus pour moi qu'un embarras, qu'un
obstacle, et je m'en dégage d'avance autant que je puis.
Une situation si singulière mérite assurément d'être
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