Les rêveries du promeneur solitaire
jouir. Il fuit le soleil et
le jour qu'il n'est plus digne de voir ; il s'enterre tout
vivant et fait bien, ne méritant plus de vivre à la lumière du
jour. Là, des carrières des gouffres, des forges, des fourneaux, un
appareil d'enclumes, de marteaux de fumée et de feu succèdent aux
douces images des travaux champêtres. Les visages hâves des
malheureux qui languissent dans les infectes vapeurs des mines, de
noirs forgerons, de hideux cyclopes sont le spectacle que
l'appareil des mines substitue au sein de la terre, à celui de la
verdure et des fleurs, du ciel azuré, des bergers amoureux et des
laboureurs robustes sur sa surface. Il est aisé, je l'avoue,
d'aller ramassant du sable et des pierres, d'en remplir ses poches
et son cabinet et de se donner avec cela les airs d'un
naturaliste : mais ceux qui s'attachent et se bornent à ces
sortes de collections sont pour l'ordinaire de riches ignorants qui
ne cherchent à cela que le plaisir de l'étalage. Pour profiter dans
l'étude des minéraux, il faut être chimiste et physicien ; il
faut faire des expériences pénibles et coûteuses, travailler dans
des laboratoires, dépenser beaucoup d'argent et de temps parmi le
charbon, les creusets, les fourneaux, les cornues, dans la fumée et
les vapeurs étouffantes, toujours au risque de sa vie et souvent
aux dépens de sa santé. De tout ce triste et fatigant travail
résulte pour l'ordinaire beaucoup moins de savoir que d'orgueil, et
où est le plus médiocre chimiste qui ne croie pas avoir pénétré
toutes les grandes opérations de la nature pour avoir trouvé, par
hasard peut-être, quelques petites combinaisons de l'art ? Le
règne animal est plus à notre portée et certainement mérite encore
mieux d'être étudié. Mais enfin cette étude n'a-t-elle pas aussi
ses difficultés ses embarras, ses dégoûts et ses peines ?
Surtout pour un solitaire qui n'a ni dans ses jeux ni dans ses
travaux d'assistance à espérer de personne. Comment observer,
disséquer, étudier, connaître les oiseaux dans les airs, les
poissons dans les eaux les quadrupèdes plus légers que le vent,
plus forts que l'homme et qui ne sont pas plus disposés à venir
s'offrir à mes recherches que moi de courir après eux pour les y
soumettre de force ? J'aurais donc pour ressource des
escargots, des vers, des mouches, et je passerais ma vie à me
mettre hors d'haleine pour courir après des papillons, à empaler de
pauvres insectes, à disséquer des souris quand j'en pourrais
prendre ou les charognes des bêtes que par hasard je trouverais
mortes. L'étude des animaux n'est rien sans l'anatomie, c'est par
elle qu'on apprend à les classer, à distinguer les genres, les
espèces. Pour les étudier par leurs moeurs, par leurs caractères,
il faudrait avoir des volières, des viviers, des ménageries il
faudrait les contraindre en quelque manière que ce pût être à
rester rassemblés autour de moi. Je n'ai ni le goût ni les moyens
de les tenir en captivité, ni l'agilité nécessaire pour les suivre
dans leurs allures quand ils sont en liberté. Il faudra donc les
étudier morts, les déchirer, les désosser, fouiller à loisir dans
leurs entrailles palpitantes ! Quel appareil affreux qu'un
amphithéâtre anatomique, des cadavres puants, de baveuses et
livides chairs, du sang des intestins dégoûtants, des squelettes
affreux, des vapeurs pestilentielles ! Ce n'est pas là, sur ma
parole, que Jean-Jacques ira chercher ses amusements.
Brillantes fleurs, émail des prés, ombrages frais, ruisseaux,
bosquets, verdure venez purifier mon imagination salie par tous ces
hideux objets. Mon âme morte à tous les grands mouvements ne peut
plus s'affecter que par des objets sensibles ; je n'ai plus
que des sensations, et ce n'est plus que par elles que la peine ou
le plaisir peuvent m'atteindre ici-bas. Attiré par les riants
objets qui m'entourent, je les considère, je les contemple, je les
compare, j'apprends enfin à les classer et me voilà tout d'un coup
aussi botaniste qu'a besoin de l'être celui qui ne veut étudier la
nature que pour trouver sans cesse de nouvelles raisons de
l'aimer.
Je ne cherche point à m'instruire : il est trop tard.
D'ailleurs je n'ai jamais vu que tant de science contribuât au
bonheur de la vie. Mais je cherche à me donner des amusements doux
et simples que je puisse ajouter sans peine et qui me distraient de
mes malheurs. Je n'ai ni dépense à faire ni peine à prendre pour
errer
Weitere Kostenlose Bücher