Les révoltés de Cordoue
Comme
presque tous les religieux de Cordoue, don Julián vivait aussi dans la paroisse
de Santa María, calle de los Deanes, non loin de chez Hernando. Au croisement
de los Deanes avec Manriques, là où se formait une petite place, un homme
robuste leur barra soudain le passage. Hernando porta la main au couteau qu’il
avait à la ceinture, mais une voix connue arrêta son geste.
— Du calme ! C’est moi, Abbas.
Ils reconnurent le maréchal-ferrant, qui alla droit au
but :
— Les familiers de l’Inquisition viennent d’arrêter
Karim, annonça-t-il. Ils ont fouillé sa maison et trouvé deux exemplaires du
Coran, d’autres documents qu’ils ont saisis, ainsi que la presse, les couteaux
à rogner et tous ses outils de reliure.
39.
Il s’appelait Cristóbal Escandalet, originaire de Mérida, il
était arrivé à Cordoue deux ans plus tôt avec sa femme et ses trois jeunes
enfants. Vendeur de beignets, il sillonnait la ville en proposant de
délicieuses pâtisseries maures à la farine, frites dans l’huile : cornes
de gazelle, beignets de seringat, allongés, compacts et cannelés, beignets au
miel.
Hamid avait localisé la maison où il vivait, avec quatre
autres familles entassées, dans le pauvre quartier de San Lorenzo, près de la porte
de Plasencia, à l’extrémité occidentale de la ville.
Il l’avait suivi pendant deux jours. Il avait étudié sa
façon de parler et de se comporter avec les gens, de gagner leur confiance
grâce à une sympathie exubérante et excessive, d’enjôler les clients
potentiels, vieux ou nouveaux-chrétiens. Âgé d’environ trente ans, de taille
moyenne, nerveux et mince, il se déplaçait toujours avec vivacité, flanqué de
son matériel à frire. Hamid avait remarqué que sa poêle brillait et que sa
passoire, qu’il avait aperçue quand le marchand servait les beignets, était
neuve.
— Le prix de la trahison de Karim !
s’exclama-t-il, furieux, observant à une certaine distance la manière dont
Cristóbal vantait les bienfaits de ses pâtisseries en ce jour de marché, devant
la croix du Rastro, à l’endroit où la calle de la Feria rejoignait la rive du
Guadalquivir.
Une femme qui passait à côté de lui se retourna, surprise.
Hamid soutint froidement son regard, et la femme continua son chemin. L’uléma
se concentra de nouveau sur le vendeur de beignets, ses bras fébriles, son cou
droit et fort. Il fallait le lui trancher et c’était lui, Hamid, qui s’en
chargerait ! Il était le seul à pouvoir le faire ! Tel était le
châtiment pour tout musulman qui reniait la loi et il n’y avait, pour Cristóbal,
aucun pardon possible : il avait trahi ses frères de foi. Mais comment le
vieillard boiteux, faible et désarmé qu’il était, pourrait-il exécuter la
sentence de mort qu’il avait lui-même dictée dès qu’il avait appris le nom du
traître ?
La détention et l’emprisonnement de Karim dans les geôles de
l’Inquisition avaient bouleversé la communauté maure de Cordoue. Pendant
plusieurs jours, il n’y eut d’autre sujet de conversation parmi ses
membres ; l’identité de celui qui avait trahi le vieil homme respecté
était toujours inconnue. Beaucoup de Maures connaissaient les activités de
Karim : ceux qui faisaient le guet devant sa maison lors des réunions du
conseil ; ceux qui achetaient des exemplaires du Coran, des prophéties,
des calendriers lunaires ou des écrits polémiques ; et ceux qui
profitaient de leur travail aux champs pour sortir des livres de Cordoue et les
distribuer aux autres aljamas du royaume. La suspicion envahit la communauté et
plusieurs de ses membres durent défendre leur innocence, confrontés à des
regards en coin ou à des accusations directes. Afin de ne pas aggraver les
soupçons au sein du groupe, les membres du conseil décidèrent de ne pas révéler
que c’était précisément un Maure qui avait interrogé le muletier valencien. Ils
n’avaient pas la possibilité d’enquêter sur son identité : Karim était
inaccessible dans la prison de la Suprême et sa femme, âgée et très affectée
par ce qui s’était passé, n’était au courant de rien, comme elle l’avait
raconté à Abbas quand le maréchal-ferrant avait enfin réussi à la voir, une
fois que les familiers de l’Inquisition eurent réalisé l’inventaire des maigres
biens appartenant à Karim et les eurent saisis au profit du Saint-Office.
La délation était, de loin, le plus infâme
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