L'Espion - Un épisode de la guerre d'indépendance
déroute de Lexington ?
– Mais en vérité, miss Frances, dit le colonel cherchant à cacher sous le voile de la plaisanterie le dépit qui le dévorait, vous devenez une petite rebelle. Ce qu’il vous plaît d’appeler une déroute n’était pas autre chose qu’une retraite judicieuse… une… une sorte de…
– De combat en courant, dit la jeune espiègle en appuyant sur ce dernier mot.
– Précisément, mademoiselle. Ici le colonel fut interrompu par un éclat de rire dont l’auteur n’avait pas encore été aperçu. Le vent venait d’ouvrir une porte de communication entre le salon dans lequel se trouvait notre trio, et une autre petite chambre. Un beau jeune homme était assis près de l’entrée, et son air souriant annonçait qu’il avait entendu avec plaisir la conversation précédente. Il se leva aussitôt, s’avança vers la porte, son chapeau à la main, et l’on vit un jeune homme de belle taille, plein de grâces, ayant le teint un peu brun et des yeux noirs étincelants qui conservaient encore quelques traces de la gaieté à laquelle il venait de se livrer.
– Monsieur Dunwoodie ! s’écria Sara d’un air de surprise. J’ignorais que vous fussiez dans la maison. Entrez, vous serez ici plus au frais.
– Je vous remercie, miss Sara, mais il faut que je parte. Votre frère m’avait mis en faction dans cette chambre, en me disant de l’y attendre ; il y a une heure que j’y suis, et je vais tâcher de le rejoindre.
Sans entrer dans plus d’explications, il salua les trois dames avec politesse, le colonel avec un air de hauteur, et se retira.
Frances le suivit jusque dans le vestibule, et lui demanda en rougissant :
– Pourquoi nous quittez-vous, monsieur Dunwoodie ? Henry ne peut tarder à rentrer.
Dunwoodie lui prit la main.
– Vous l’avez admirablement persiflé, ma charmante cousine, lui dit-il. N’oubliez jamais, non jamais, le pays de votre naissance. Souvenez-vous que si vous êtes la petite-fille d’un Anglais, vous êtes la fille d’une Américaine, d’une Peyton.
– Il serait difficile que je l’oubliasse, répondit-elle en souriant ; ma tante me donne d’assez fréquentes instructions sur la généalogie de la famille. – Mais pourquoi ne restez-vous pas ?
– Je pars pour la Virginie, mon aimable cousine, répondit-il en lui serrant tendrement la main, et j’ai encore bien des choses à faire avant mon départ. Adieu, restez fidèle à votre patrie ; soyez toujours Américaine.
La jeune fille vive et ardente lui envoya un baiser avec la main tandis qu’il se retirait, et appuyant ensuite les deux mains sur ses joues brûlantes, elle monta dans sa chambre pour y cacher sa confusion.
Placé entre les sarcasmes de miss Frances et le dédain mal déguisé d’un jeune homme, le colonel Wellmere se trouvait dans une situation désagréable devant sa maîtresse ; mais n’osant se livrer en sa présence à tout son ressentiment, il se contenta de dire en se redressant d’un air d’importance :
– Ce jeune homme se donne bien des airs ! c’est sans doute un commis marchand, un courtaud de boutique ?
L’idée de ce qu’on appelle un courtaud de boutique ne s’était jamais présentée à l’imagination de Sara avec celle de l’aimable et élégant Peyton Dunwoodie. Elle regarda le colonel d’un air surpris.
– Je parle, dit-il, de ce M. Dun… Dun…
– Dunwoodie ! s’écria Sara ; détrompez-vous ; c’est un de nos parents, un intime ami de mon frère, ils ont fait ici leurs premières études ensemble, et ne se sont séparés qu’en Angleterre, où l’un entra dans l’armée, et l’autre dans une école militaire française.
– Où il a dépensé beaucoup d’argent pour ne rien apprendre, dit Wellmere avec un dépit mal déguisé.
– Nous devons le désirer, du moins, dit Sara, car on assure qu’il est sur le point de joindre l’armée des rebelles. Il est arrivé ici sur un bâtiment français, et il est possible que vous le rencontriez sur un champ de bataille.
– De tout mon cœur, répliqua le colonel ; je souhaite à Washington de semblables héros par centaines. Et il chercha à faire tomber la conversation sur un autre sujet.
Ce fut quelques semaines après cette conversation qu’on apprit que l’armée du général Burgoyne avait mis bas les armes ; et M. Wharton, voyant que la fortune se balançait entre les deux partis au point qu’on ne pouvait dire pour lequel elle
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