L'Étreinte de Némésis
1
Malgré
ses indéniables qualités (son honnêteté et son dévouement, son intelligence et
sa troublante agilité), Eco n’était pas vraiment la personne indiquée pour
répondre à la porte : il était muet.
En revanche, il n’était
pas sourd – et ne l’avait jamais été. Je n’ai même jamais rencontré
un homme dont l’ouïe fut aussi fine que la sienne. D’ailleurs, il ne dormait
jamais sur ses deux oreilles. Il avait hérité cette habitude de son enfance
malheureuse. Avant même que sa mère ne l’abandonne et que je ne le trouve dans
la rue, il savait déjà tenir ses sens en éveil. Ce fut donc naturellement Eco
qui entendit les coups sur la porte au cours de la deuxième heure [1] après le coucher du soleil. Tout le monde était déjà
couché. Eco accueillit mon visiteur nocturne. Mais, étant naturellement
incapable de le chasser, comme, un fermier fait déguerpir une oie errante de
son seuil, il ne put le renvoyer.
Alors,
quelle solution restait-il à Eco ? Il aurait pu aller réveiller mon homme
à tout faire, Belbo aux gros bras.
Empestant l’ail et se
frottant stupidement les yeux de sommeil, Belbo aurait sûrement pu, de sa
masse, intimider mon visiteur, mais je doute qu’il serait parvenu à se
débarrasser de lui. L’étranger était déterminé et deux fois plus intelligent
que Belbo était fort. Eco fit donc ce qu’il avait à faire. D’un signe, il
invita mon visiteur à attendre sur le seuil et vint frapper doucement à ma
porte. Ses coups discrets ne m’ayant pas tiré de mon sommeil – les
portions généreuses du poisson de Bethesda et la soupe d’orge arrosées de vin
blanc [2] m’avaient
rapidement plongé dans les bras de Morphée –, Eco ouvrit délicatement la
porte. Sur la pointe des pieds, il s’avança dans la pièce et secoua mon épaule.
A
côté de moi, Bethesda remua et soupira. Une masse de cheveux noirs vint
inopinément se poser en travers de mon visage et de mon cou. Les mèches
mouvantes chatouillaient mon nez et mes lèvres. La fragrance de son henné
parfumé fit naître une subtile sensation de picotement érotique sous ma taille.
Je tendis le bras vers elle, esquissant un baiser avec mes lèvres, passant mes
mains sur son corps. Mais comment parvenait-elle à enrouler son bras tout
autour de mon corps pour venir me secouer par-derrière ?
Eco
n’aimait pas ces grognements mi-humains mi-animaux auxquels ont recours les
muets. Il les jugeait dégradants et gênants. Tel le Sphinx, il préférait opter
pour un silence austère et laisser ses mains parler pour lui. Il attrapa mon
épaule plus fortement et la secoua à peine davantage. Je reconnus alors son
toucher, aussi sûrement que l’on reconnaît une voix familière. Je pus même
comprendre ce qu’il disait.
— Quelqu’un
à la porte ? marmonnai-je en m’éclaircissant la voix, mais sans ouvrir les
yeux.
Eco
donna à mon épaule une petite tape d’acquiescement, sa manière de dire « Oui ! »
dans le noir.
Je
me blottis contre Bethesda, qui avait tourné le dos. Je posai mes lèvres sur
son épaule. Elle laissa échapper un souffle, quelque chose entre un
roucoulement et un soupir. Dans tous mes voyages, des colonnes d’Hercule à la
frontière parthe, jamais je n’avais rencontré femme plus sensible. Une lyre
exquisément ouvragée, pensai-je, parfaitement accordée et polie, se bonifiant
avec les années. Tu es un homme heureux, Gordien ; quelle merveilleuse
trouvaille tu as faite dans ce marché aux esclaves d’Alexandrie il y a quinze
ans !
Quelque
part sous les draps, le chaton s’agita. Egyptienne jusqu’au bout des ongles,
Bethesda avait toujours eu des chats, qu’elle invitait même dans notre lit.
Celui-ci traversait la vallée formée entre nos corps, se frayant un chemin d’une
cuisse à l’autre. Jusqu’alors, il avait gardé ses griffes rentrées. Excellente
chose, car ma partie la plus vulnérable venait de devenir plus vulnérable
encore et le chaton semblait se diriger droit dessus. Il pensait peut-être qu’il
s’agissait d’un serpent avec lequel il allait pouvoir jouer. Je me blottis
contre Bethesda pour me protéger. Elle soupira. Je me souvins d’une nuit
pluvieuse au moins dix ans plus tôt. Eco ne nous avait pas encore rejoints. Un
chat différent, un lit différent, mais cette même maison, la maison que mon
père m’avait laissée, et nous deux, Bethesda et moi, plus jeunes mais pas si
différents d’aujourd’hui. Je
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