L'expédition
tenus dans la lueur du foyer brusquement embrasé, avouant leur désir sans parole ni geste, puis il l’avait saisie à la nuque. Elle avait laissé aller ses bras, aveuglée par les bouffées de sang vif qui lui cognaient aux tempes et se répétant éperdument qu’elle ne devait pas avoir peur d’être nue. Il l’avait dévêtue, droite devant le feu. Mille bouches et mains par tendresse patiente, mille rugosités de barbe et d’ongles doux lui avaient mis au monde un corps inespéré. Et par force soudaine clouée sur le sol dur elle n’avait su que haleter, les yeux grands ouverts, écartelée dans sa jubilation stupéfaite comme à l’étal de Dieu.
Il avait paru contrit de l’avoir prise vierge. Elle s’était inquiétée de sa mine assombrie et pelotonnée dans sa chaleur elle l’avait étroitement tenu, de crainte qu’il ne parte avant l’aube. Il n’était pas revenu la voir. De longues journées de chasse l’avaient éloigné du château, et quand certains soirs il était descendu parmi les cabanes des pauvres il n’avait pas poussé plus loin que la demeure de Bernard Marti, son père de cœur. Cependant, les rares jours où Jeanne l’avait vu, par grâce de hasard, venir à sa rencontre, il lui avait parlé avec une maladresse nouvelle, et à l’instant de se quitter il était chaque fois resté devant elle indécis, comme au bord d’un embrassement. De ces gestes inachevés la jeune femme s’était évertuée à raffermir l’espoir qu’elle avait de lui plaire.
Parmi les volailles qui encombraient le sentier entre les premières maisons aux fumées fugitives elle sourit, pensant aux émouvantes gaucheries de cet amant farouche et pourtant si présent dans son ventre et son âme. Allait-elle lui dire qu’elle portait un enfant ? « Certes oui, dès ce soir », pensa-t-elle, tout échauffée de beau courage. Le regard envolé au-delà des toits bas elle imagina son corps debout en face d’elle dans la lumière d’une lampe. Elle se plut longuement à lui parler avec cette éloquence muette qui parfois donne aux songes la force de soulever des monts. Enfin, contente d’elle, confuse aussi : « Dieu veuille qu’à m’entendre il s’émeuve et tremble un peu, point autant que moi, pauvre fille, mais comme il convient à un homme de cœur. » Elle affermit son poing sur sa haute corbeille, salua distraitement quelques guenilleux occupés à leurs palabres quotidiennes à l’ombre d’un muret, fit halte un court moment au bord d’un jardin pentu pour écouter un parfait courbé sur ses rangs de choux maigres se plaindre des chiendents et des ravages des petites bêtes. Comme elle reprenait sa montée lente, lui apparut soudain au-dessus de l’entassement des murs et des palissades la maison de Jourdain, plantée seule sur son rocher nu contre le rempart du donjon. Lui vint en tête une bouffée de mauvais sang. Irait-elle frapper tout à l’heure à sa lucarne toujours close ? Dieu du ciel ! certes non ! Mieux valait qu’elle attende sa venue. Il serait bon, pensa-t-elle, qu’ils se rencontrent hors de toute présence sur le sentier devant sa porte où tous les soirs elle guettait son pas. Mais comment en vérité une femme de bonne tenue devait-elle annoncer ces sortes de nouvelles ? N’allait-elle point s’enferrer, ou trop sottement dire ? Et s’il ne voulait pas l’écouter ? Se pouvait-il qu’il se renfrogne, la rabroue, la laisse là seule ? Tout à coup vidée d’âme elle supplia son aïeul, dont elle ne savait s’il était mort ou vif, de lui venir à l’aide. Elle entendit le rire aigu de Béatrice dans l’air paisible. Elle l’entrevit derrière elle bondissant parmi les arbres, délivrée de son fardeau de linge par un jeune fou qui singeait des trébuchements d’ivrogne funambule, les bras tout encombrés de hardes en panier. Elle ne s’en trouva que plus abandonnée.
Comme elle parvenait au grand chêne où Mathias l’Arquet avait planté une stèle de vieux cimetière en mémoire de sa femme peut-être encore vivante dans la prison de Carcassonne, le jeune fils de cet homme assis là dans l’herbe drue lui désigna soudain la cime des tours en poussant un cri ébahi. Au-dessus du rempart dans le bleu pur du mont un aigle lentement se laissait dériver. C’était un jean-le-blanc. Jeanne resta pantoise à contempler son vol, s’emplit les yeux de lui, le cœur débordant de mercis au beau rapace autant qu’à son grand-père
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