L'Hôtel Saint-Pol
le même chemin que les filles d’honneur ; mais, au bord du vaste et superbe escalier qui descend droit au vestibule, elle s’arrête comme au bord d’un lac d’ombre.
Et soudain paraît celui qu’elle attend !
C’est un jeune homme de vingt-cinq ans, d’une âpre beauté, d’une élégance rude, largement découplé, le front violent, la lèvre dédaigneuse, l’œil cruel chargé de défiance. Il monte jusqu’à Isabeau, met un genou sur les dalles et murmure :
– Jean sans Peur, comte de la marche de Nevers, attend les ordres de sa reine !
– Relevez-vous ! commande Isabeau.
Et, quand il a obéi, elle hésite, elle tremble, sa gorge s’oppresse, son sein se soulève, ses lèvres brûlent, et, tout à coup :
– Pourquoi, depuis huit jours que vous êtes à Paris, aux lices, à la chasse, aux fêtes données en votre honneur, partout, est-ce moi, toujours moique vous regardez ?
La parole brève, Nevers répond :
– Pourquoi aux fêtes et partout et toujours, est-ce vous, vous seule qui prenez ma pensée, mon regard et mon âme ?
Jean sans Peur, avidement, la contemple, l’étudie. Son regard, aux lueurs d’acier, brille d’une ruse effrayante. Et celui-là, aussi, est en pleine jeunesse ! Et si le délire de la reine est un de ces phénomènes qui bouleversent toute psychologie, sa passion, à lui, est plus hideuse, car c’est l’amour de soi poussé à la frénésie, car c’est l’ambition brûlante, dévorante ! Lui ! Lui ! Il n’y a que lui ! Il brisera, détruira, broiera tout sur son chemin !…
– Madame, murmure-t-il, ah ! madame, vous ne me condamnez donc pas ?…
– Vous condamner ! moi !
Le cri a fait explosion sur les lèvres de la reine, le cri qui la livre comme une ribaude du Champ-Flory, le cri qui proclame la déchéance de son honneur de femme, de sa dignité d’épouse. Et ces paroles sont les premières qu’elle échange seule à seul avec cet homme ! Et il y a huit jours que, pour la première fois, elle a vu Jean sans Peur, absent de Paris depuis trois ans ! Et c’est leur premier rendez-vous !…
Ébloui, balbutiant des serments informes, il a ouvert les bras, et s’avance… mais alors Isabeau se dérobe !
Elle le couvre d’un regard sérieux jusqu’à la menace, et gronde :
– Je vous veux pour moi, pour moi seule, tout entier, force et pensée, esprit, âme et corps. Prenez garde, Nevers ! Prenez garde avant de répondre à la question suprême ! Jurez que vous n’avez dans votre vie aucune attache d’amour.
– Aucune ! répond Jean sans Peur.
– S’il y en avait une, jurez de la trancher… entendez-moi ! Ce n’est pas seulement une rupture que j’exige : entre vous et moi, je ne veux rien de « vivant »… rien !…
Nevers lève la main et jure !
Dans les lointains de la galerie passe une plainte… si ténue qu’ils ne l’entendent pas. Et c’est Laurence d’Ambrun qui râle :
– Adieu ! Adieu à l’espérance !…
Isabeau se rapproche de Jean sans Peur. Sans doute, ce qui lui reste à dire est effroyable : dans un souffle, elle commence :
– Les attaches d’amour ne sont pas les seules… Ma cousine Marguerite de Hainaut est votre épouse… Votre cousin Charles sixième est mon époux…
Elle s’arrête… elle n’achève pas… Une longue minute, penchés l’un sur l’autre, les yeux dans les yeux, blêmes figures de crime, ils s’interrogent, ils se répondent par leurs regards… et c’est fini… ils se redressent… ils se sont entendus parler dans le silence, ils se sont compris !… Alors, elle achève, d’une voix lente et grave :
– Maintenant, Jean sans Peur, vous pouvez répondre. Prenez garde !…
Et Nevers, sans hésiter :
– Par le ciel, par cette nuit d’où je veux dater ma vie, par cette âme que je vous donne, je jure que je vous aime !
Dans cette seconde, tous deux s’immobilisent, pétrifiés… Là, dans la galerie même, derrière une colonne, il y a eu quelque chose comme un cri étouffé… Il semble que, là-bas, un pas se traîne… Isabeau s’éveille de sa stupeur… Audacieuse et flamboyante, elle bondit… et elle entrevoit une forme indécise qui s’enfonce dans le couloir réservé aux filles d’honneur…
Alors elle s’arrête. Un sourire crispe ses lèvres : elle a reconnu cette forme…
De son allure silencieuse et rapide, elle revient sur Jean sans Peur, l’entraîne jusque dans sa chambre à coucher, et
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