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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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fictions, ouvre une porte dans le Palais de l’Absurdité, laquelle, par légèreté franchie, se referme dans notre dos.
    Mais il n’est en notre pouvoir de retenir Roberto de faire ce pas, car nous tenons pour sûr qu’il l’a fait.

29.
    L’Âme de Ferrante
    D’où reprendre l’histoire de Ferrante ? Roberto jugea opportun de partir du jour où celui-là, une fois trahis les Français avec qui il feignait de combattre à Casal, après s’être fait passer pour le capitaine Gambero, s’était réfugié dans le camp espagnol.
    Sans doute pour l’accueillir avec enthousiasme y avait-il eu quelque grand seigneur qui lui avait promis, à la fin de cette guerre, de l’emmener avec lui à Madrid. Et là avait débuté l’ascension de Ferrante, aux marges de la cour espagnole, où il avait appris que les souverains font de leur arbitre vertu, que le Pouvoir est un monstre insatiable, et qu’il fallait le servir comme un esclave dévoué afin de profiter de chaque miette qui tomberait de cette table, et d’en tirer occasion de lente et anfractueuse montée en puissance, d’abord en sbire, sicaire et confident, puis en se faisant passer pour gentilhomme.
    Ferrante ne pouvait être que d’intelligence prompte, encore qu’obligée au mal, et dans ce milieu il avait aussitôt appris comment se comporter, il avait en somme écouté (ou deviné) ces principes de science courtisane grâce auxquels monsieur de Salazar avait tenté de catéchiser Roberto.
    Il avait cultivé sa propre médiocrité (la bassesse de sa naissance bâtarde), ne craignant pas d’être éminent dans les choses médiocres, pour éviter un jour d’être médiocre dans les choses éminentes.
    Il avait compris que, lorsqu’on ne peut se vêtir de la peau du lion, on se vêt de celle du renard, car du Déluge se sont sauvés plus de renards que de lions. Chaque créature a sa propre science, et il avait appris du renard que jouer à découvert ne procure ni bénéfice ni plaisir.
    Si on l’invitait à répandre une calomnie parmi les domestiques, afin que peu à peu elle arrivât à l’oreille de leur seigneur, et que lui savait qu’il jouissait des grâces d’une chambrière, il se hâtait de dire qu’il essaierait à l’auberge avec le cocher ; ou, si le cocher était pour lui un compère de ripaille à l’auberge, il affirmait avec un sourire entendu qu’il savait bien comment se faire écouter par certaine petite servante. Son patron, ne sachant comment il agissait ou agirait, en quelque sorte perdait un point par rapport à lui, et lui savait qu’à ne pas découvrir tout de suite ses cartes on laisse les autres en suspens ; de cette fàçon-là on s’entoure de mystère, les arcanes mêmes qui provoquent le respect d’autrui.
    En éliminant ses ennemis, qui au début étaient des pages et des palefreniers, puis des gentilshommes qui le croyaient leur pair, il avait décidé que l’on devait viser de côté, jamais de face : la sagacité se bat à l’aide de subterfuges bien étudiés et jamais n’agit de la façon prévue. S’il ébauchait un mouvement, c’était seulement pour induire en erreur, s’il esquissait adroitement un geste dans les airs, il opérait ensuite d’une manière inopinée, attentif à démentir l’intention montrée. Il n’attaquait jamais lorsque l’adversaire était au mieux de ses forces (lui faisant montre au contraire d’amitié et de respect) mais seulement au moment où il apparaissait sans défense, et alors il le menait au précipice avec la mine de qui lui courrait à l’aide.
    Il mentait souvent, mais non sans critère. Il savait que pour qu’on le crût il devait montrer à tous que parfois il disait la vérité quand elle lui nuisait, et la taisait quand il aurait pu en tirer motif de louanges. D’ailleurs il cherchait à acquérir la renommée d’homme sincère avec ses inférieurs, afin que la rumeur en parvînt aux oreilles des puissants. Il s’était convaincu que simuler avec ses égaux était un défaut, mais que ne pas simuler avec ses supérieurs est témérité.
    Cependant il n’agissait pas non plus avec trop de franchise, et en tout cas pas toujours, dans la crainte que les autres ne s’aperçussent de cette uniformité et ne prévinssent un jour ses actions. Mais il n’exagérait pas non plus en agissant avec duplicité, dans la crainte qu’après la deuxième fois on eût découvert sa tromperie.
    Pour devenir sage, il s’entraînait à supporter les

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