L'Ile du jour d'avant
sots dont il s’entourait. Il n’était pas inconsidéré au point de leur faire endosser chacune de ses erreurs, mais quand l’enjeu était élevé il tâchait qu’il y eût toujours à côté de lui une tête de Turc (poussée par sa vaine ambition de se montrer toujours au premier rang, tandis que lui s’attardait à l’arrière-plan) à laquelle non pas lui mais les autres attribueraient le méfait.
Bref, il montrait qu’il faisait tout ce qui pourrait tourner à son avantage, mais il faisait faire par d’autres ce qui aurait pu lui attirer du ressentiment.
En découvrant ses vertus (qu’il vaudrait mieux appeler diaboliques habiletés) il savait qu’une moitié exhibée et l’autre qu’on laisse entrevoir valent plus qu’un tout ouvertement étalé. Parfois son ostentation consistait en une éloquence muette, en une exposition négligée de ce en quoi il excellait, et il avait l’adresse de ne jamais se montrer tout à la fois.
Au fur et à mesure qu’il progressait dans son ascension et qu’il était confronté à des gens de condition supérieure, il était très habile pour en mimer les gestes et le langage, mais il ne le faisait qu’avec des personnes de condition inférieure qu’il devait fasciner dans quelque but illicite ; avec ses supérieurs, il prenait soin de manifester qu’il ne savait pas et d’admirer en eux ce qu’il savait déjà.
Il accomplissait toute basse mission que ses commettants lui confiaient, mais seulement si le mal qu’il faisait ne prenait pas des proportions telles qu’eux-mêmes en eussent pu éprouver de la répugnance ; si on lui demandait des crimes de cette importance, il s’y refusait, primo afin qu’il ne leur vînt pas à l’esprit qu’un jour il serait capable d’en faire autant contre eux, et secundo (si l’infamie criait vengeance devant Dieu) pour ne pas devenir le témoin indésiré de leur remords.
En public, il donnait des signes évidents de piété, mais il ne tenait pour digne que la foi rompue, la vertu outragée, l’amour de soi-même, l’ingratitude, le mépris des choses sacrées ; il blasphémait le nom de Dieu dans son cœur et croyait le monde né par hasard, confiant toutefois en un destin disposé à plier son cours en faveur de qui saurait le détourner à son propre avantage.
Pour éjouir ses rares et courtes pauses, il n’avait commerce qu’avec les prostituées mariées, les veuves incontinentes, les fillettes effrontées. Mais avec grande modération car, dans ses agissements, Ferrante renonçait parfois à un bien immédiat pourvu qu’il se sentît entraîné dans une autre machination, comme si sa mauvaiseté ne lui accordait jamais de repos.
Il vivait en somme au jour le jour tel un assassin aux aguets, immobile derrière des rideaux où la lame des poignards ne pût renvoyer la lumière. Il savait que la première règle du succès c’était d’attendre l’occasion, mais il souffrait parce que l’occasion lui paraissait lointaine encore.
Cette ambition ténébreuse et obstinée le privait de toute paix de l’esprit. Jugeant que Roberto lui avait usurpé la place à quoi il avait droit, quelque récompense que ce fut le laissait inassouvi, et l’unique forme que le bien et le bonheur pouvaient prendre aux yeux de son âme, c’était le malheur de son frère, le jour où il pourrait s’en faire l’auteur. Pour le reste, il agitait dans sa tête des géants de fumée se livrant bataille, et il n’avait mer ni terre ni ciel où trouver une échappatoire et la quiétude. Ce qu’il avait l’offensait, ce qu’il voulait lui était raison de tourment.
Il ne riait jamais, sinon dans la taverne pour enivrer un de ses indicateurs inconscients de l’être. Mais dans le secret de sa chambre il se contrôlait chaque jour au miroir, pour voir si sa manière de bouger pouvait révéler son anxiété, si son œil apparaissait trop insolent, si son chef plus penché qu’il ne se doit ne manifestait pas l’hésitation, si les rides trop profondes de son front ne le faisaient pas paraître aigri.
Lorsqu’il interrompait ces exercices et, délaissant las dans la nuit avancée ses masques, il se voyait comme il était vraiment, ah, alors Roberto ne pouvait que se murmurer certains vers lus quelques années plus tôt :
dans les yeux où tristesse demeure et mort
lumière flamboie vermeille et trouble,
les regards obliques et les pupilles torses
semblent des comètes, et des lampes les cils,
tonnerres
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