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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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d’abord dévasté le tillac et fracassé le crâne d’Asprande. Et enfin le gouvernail avait éclaté en morceaux, alors qu’un coup dément de la barre enlevait la vie à Ordogne. Désormais ce moignon de navire était sans équipage, alors que les derniers rats se répandaient par-dessus bord, chutant dans l’eau à laquelle ils voulaient échapper.
    Il semble impossible que Ferrante, dans un pareil chaos, songeât à Lilia : de lui nous nous attendrions qu’il ne fut empressé qu’à sa seule sauvegarde. Je ne sais si Roberto avait pensé qu’il violait ainsi les lois du vraisemblable mais, pour ne pas laisser périr celle à qui il avait donné son cœur, il dut accorder un cœur à Ferrante aussi, fut-ce pour un instant.
    Ferrante traîne donc Lilia sur le pont, et que fait-il ? L’expérience enseignait à Roberto qu’il aurait dû l’attacher solidement à une planche, la laissant glisser dans la mer et espérant que même les bêtes féroces des Abysses n’auraient dénié leur pitié à tant de beauté.
    Après quoi Ferrante se saisit lui aussi d’un ais et se dispose à y lier son corps. Mais à ce moment précis émerge sur le pont, Dieu sait comment délivré de sa potence dans le bouleversement du fond de cale, les mains encore enchaînées l’une à l’autre, ressemblant plus à un mort qu’à un vif, mais les yeux ravivés par la haine, Biscarat.
    Biscarat qui, pendant tout le voyage, était resté, comme le chien de l’Amaryllis, à souffrir dans ses fers alors que chaque jour on lui rouvrait la blessure qu’ensuite on lui soignait quelque peu, Biscarat, qui avait passé ces mois avec une unique pensée : se venger de Ferrante.
    Deus ex machina, Biscarat apparaît soudain dans le dos de Ferrante, qui a déjà un pied sur la muraille, lève les bras et les lui passe, faisant de la chaîne un nœud coulant, devant le visage, et lui serre la gorge. Et comme il crie « Avec moi, avec moi en enfer enfin ! » on le voit – on l’entend presque – tellement serrer que le cou de Ferrante se casse tandis que la langue sort de ces lèvres à blasphèmes et en accompagne la dernière rage. Jusqu’à ce que le corps sans âme de l’exécuté en tombant entraîne avec soi, tel un manteau, le corps encore vivant de l’exécuteur qui va, victorieux, à la rencontre des flots en guerre, le cœur enfin en paix.

    Roberto ne parvint pas à imaginer les sentiments de Lilia à ce spectacle, et il espéra qu’elle n’eût rien vu. Comme il ne se rappelait pas ce qui lui était arrivé à lui à partir du moment où il avait été pris par les remous, il ne parvenait pas davantage à se figurer ce qui pouvait lui être arrivé à elle.
    En réalité, il était si pris par le devoir d’envoyer Ferrante à sa juste punition qu’il résolut de suivre d’abord son sort dans l’outre-tombe. Et il laissa Lilia dans le vaste tourbillon.

    Le corps sans vie de Ferrante avait été cependant jeté sur une plage déserte. La mer était calme, comme eau dans une tasse, et sur le rivage il n’y avait aucun ressac. Tout était enveloppé d’une légère brume, ainsi qu’il advient quand le soleil a déjà disparu mais que la nuit ne s’est pas encore emparée du ciel.
    Sitôt après la plage, sans que des arbres ou des buissons marquassent sa fin, on voyait une plaine complètement minérale, où même ce qui de loin paraissait des cyprès se révélait être ensuite des manières d’obélisques de plomb. À l’horizon, vers l’Occident, s’élevait un relief montueux, maintenant obscurci à la vue, sauf à apercevoir quelques petites flammes le long des pentes, qui lui donnaient une apparence de cimetière. Mais au-dessus de ce massif s’arrêtaient de longs nuages noirs au ventre de charbon qui s’éteint, d’une forme solide et compacte, tels ces os de seiche que l’on voit dans certains tableaux ou dessins : à les regarder de biais, ils se recroquevillent en forme de tête de mort. Entre les nuages et le mont, le ciel avait encore des nuances jaunâtres, et l’on eût dit, là, le dernier espace aérien encore touché par le soleil mourant, n’était l’impression que cet ultime haut-le-cœur de couchant n’avait jamais eu de début, et n’aurait jamais eu de fin.
    Là où la plaine commençait à se faire pente, Ferrante aperçut une petite troupe d’hommes, et il se dirigea vers eux.
    Hommes, ou en tout cas humains, ils étaient d’après leur aspect de loin mais – comme

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