Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
Vom Netzwerk:
déjà commencé. La haine même ne t’est plus permise. Cette île est le seul lieu de l’univers où il n’est pas accordé de souffrir, où un espoir sans énergie ne se distingue pas d’un ennui sans fond.

    Roberto avait continué d’élaborer la fin de Ferrante, toujours en restant sur le pont, nu comme il s’était mis pour devenir pierre, et pendant ce temps-là le soleil l’avait brûlé au visage, à la poitrine et aux jambes, le ramenant à cette chaleur fébrile à laquelle il avait échappé depuis peu. Désormais disposé à confondre non seulement le roman avec la réalité, mais aussi l’ardeur de l’esprit avec celle du corps, il s’était senti réenflammé d’amour. Et Lilia ? Qu’était-il arrivé à Lilia, tandis que le cadavre de Ferrante allait rejoindre l’île des morts ?
    Par un trait point rare chez les narrateurs de Romans, lorsqu’ils ne savent pas comment freiner leur impatience et n’observent plus les unités de temps et de lieu, Roberto sauta d’un bond par-dessus les événements pour retrouver Lilia des jours après, agrippée à cette planche, alors qu’elle avançait dans une mer maintenant calme, étincelante sous le soleil – et elle s’approchait (et ça mon aimable lecteur, tu n’aurais jamais osé le prévoir) de la côte orientale de l’Île de Salomon, en somme à l’opposé de l’endroit où était ancrée la Daphne .
    Là, Roberto l’avait appris par le père Caspar, les plages semblaient moins amicales qu’elles ne l’étaient à l’ouest. La planche, désormais incapable de tenir, se brisa en heurtant un récif. Lilia s’était réveillée et serrée à ce rocher, tandis que les bris du radeau se perdaient au milieu des courants.
    À présent elle se trouvait là, sur une pierre qui pouvait tout juste la recevoir, et un court bras de mer – pour elle, un océan - la séparait du rivage. Moulue par le typhon, épuisée par le jeûne, tourmentée encore plus par la soif, elle ne pouvait se traîner du récif à l’arène, par-delà laquelle, d’un regard voilé, elle devinait de pâlissantes formes végétales.
    Mais le rocher était torride sous son tendre flanc et, respirant avec peine, au lieu de rafraîchir l’embrasement de son corps, elle tirait à soi l’embrasement de l’air.
    Elle espérait qu’à une courte distance jailliraient de frétillants ruisseaux des roches ombreuses, mais ces songes n’apaisaient pas sa soif, ils l’excitaient bien au contraire. Elle voulait demander aide au Ciel, sa langue sèche restant nouée à son palais, ses cris devenaient des soupirs suffoqués.
    Comme le temps passait, les lanières du vent la griffaient avec des ongles de rapace, et elle avait peur (plus que de mourir) de vivre jusqu’à ce que l’action des éléments la défigurât, pour la rendre objet de répulsion et non plus d’amour.
    Si elle avait même atteint une flache ou un cours d’eau vive, en y approchant les lèvres elle aurait aperçu ses yeux, naguère deux sémillantes étoiles qui promettaient la vie, or devenus deux effarantes éclipses ; et ce visage, où les Amours en badinant avaient élu séjour, or horrible gîte de la répulsion. Si même elle était arrivée à un étang, ses yeux y auraient versé, par pitié de son état, plus de gouttes que n’en auraient distrait ses lèvres.

    Ainsi du moins Roberto faisait en sorte que Lilia se souciât d’elle. Mais il en éprouva de la gêne. Gêne envers elle qui, près de mourir, se tourmentait pour sa beauté, comme souvent le voulaient les Romans ; gêne envers lui-même, qui ne savait pas regarder au visage, sans hyperboles de l’esprit, son amour qui se mourait.
    Comment pouvait être Lilia, réellement, à ce moment-là ? Comment serait-elle apparue, en lui ôtant cette robe de mort tramée de mots ?
    Par les souffrances du long voyage et du naufrage, ses cheveux pouvaient être devenus d’étoupe sillonnée de fils blancs ; son sein avait certes perdu ses lis, son visage avait été labouré par le temps. Ridées étaient à présent sa gorge et sa poitrine.
    Mais non, la célébrer ainsi, elle qui défleurissait, c’était s’en remettre encore à la machine poétique du père Emanuele… Roberto voulait voir Lilia comme elle était vraiment. La tête renversée, les yeux hagards qui, rapetissés par la douleur, se montraient trop écartés de la racine du nez – maintenant effilé à la pointe –, alourdis de boursouflures, les coins marqués

Weitere Kostenlose Bücher