L'Ile du jour d'avant
la pierre, si après je ne saurai plus rien de moi ?
Mais en fin de compte, qu’est donc ce je dont je crois qu’il pense moi ? N’ai-je point dit qu’il n’est autre que la conscience que le vide, identique à l’extension, a de soi en ce composé particulier ? Alors ce n’est pas moi qui pense, mais ce sont le vide ou l’extension qui me pensent moi. Ce composé est donc un accident, où le vide et l’extension se sont attardés le temps d’un clin d’ailes, pour ensuite pouvoir se remettre à penser autrement. Dans ce grand vide du vide, la seule chose qui existe vraiment c’est l’histoire de ce devenir en d’innombrables composés transitoires… Composés de quoi ? Du seul grand néant, qui est la Substance du tout.
Réglée par une majestueuse nécessité, qui la porte à créer et détruire des mondes, à entretisser nos pâles vies. Si j’accepte celle-là, si je parviens à aimer cette Nécessité-ci, revenir à elle, et me plier à ses futurs vouloirs, voilà la condition du Bonheur. C’est seulement en acceptant sa loi que je trouverai ma liberté. Refluer en Elle sera le Salut, la fuite loin des passions dans l’unique passion, l’Amour Intellectuel de Dieu.
Si je réussissais vraiment à comprendre cela, je serais vraiment le seul homme qui a trouvé la Vraie Philosophie, et je saurais tout du Dieu qui se cache. Mais qui aurait le courage d’aller de par le monde et proclamer cette philosophie ? C’est là le secret que j’emporterai avec moi dans la tombe des Antipodes.
Je l’ai déjà dit, Roberto n’avait pas la trempe du philosophe. Arrivé à cette Épiphanie, qu’il avait meulée, sévère comme un opticien qui polit son verre, il eut – et de nouveau – une apostasie amoureuse. Puisque les pierres n’aiment point, il se dressa sur son séant, redevenu homme aimant.
Mais alors, se dit-il, si c’est dans la grande mer de la grande et unique substance que nous devrons tous retourner, là-bas, ou là-haut, ou dans quelque lieu qu’elle soit, identique je serai à nouveau réuni à la Dame ! Nous serons l’un et l’autre partie et tout du même macrocosme. Moi je serai elle, elle sera moi. N’est-ce pas là le sens profond du mythe d’Hermaphrodite ? Lilia et moi, un seul corps et un seul penser…
Et n’ai-je pas peut-être déjà anticipé cet événement ? Depuis des jours (des semaines, des mois ?) je suis en train de la faire vivre dans un monde qui est tout à moi, fût-ce par le truchement de Ferrante. Elle est déjà penser de mon penser.
Peut-être est-ce cela, écrire des Romans : vivre par le truchement de ses personnages, faire en sorte que ceux-ci vivent dans notre monde, et se livrer soi-même et ses propres créatures à la pensée de ceux qui viendront, même lorsque nous ne pourrons plus dire je…
Mais s’il en est ainsi, il ne dépend que de moi d’éliminer à jamais Ferrante de mon propre monde, d’en faire gouverner la disparition par la justice divine, et de créer les conditions grâce auxquelles je puisse rejoindre Lilia.
Plein d’un nouvel enthousiasme, Roberto décida de penser le dernier chapitre de son histoire.
Il ne savait pas, surtout quand les auteurs sont désormais décidés à mourir, que les Romans souvent s’écrivent tout seuls, et vont où ils veulent aller eux.
38.
Sur la Nature et le Lieu de l’Enfer
Roberto se raconta que Ferrante, errant d’île en île, cherchant davantage son plaisir que la bonne route, incapable de tirer avis des signaux que l’eunuque envoyait à la blessure de Biscarat, avait à la fin perdu toute notion du lieu où il se trouvait.
Adonc le navire allait, les rares vivres s’étaient gâtés, l’eau empestait. Afin que l’équipage ne s’en rendît point compte, Ferrante obligeait chacun à descendre une seule fois par jour à fond de cale prendre dans l’obscurité le strict nécessaire pour survivre, et que personne n’aurait souffert de regarder.
La seule à ne s’apercevoir de rien était Lilia, qui supportait avec sérénité toute douleur, et semblait vivre d’une goutte d’eau et d’une miette de biscuit, impatiente que son aimé réussît dans son entreprise. Quant à Ferrante, insensible à cet amour sinon pour le plaisir qu’il en retirait, il continuait à exhorter ses matelots en faisant miroiter aux yeux de leur convoitise des images de richesse. Ainsi un aveugle aveuglé par la rancune conduisait d’autres aveugles aveuglés par la cupidité,
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