L'Ile du jour d'avant
sa peau) parla à Ferrante.
— Malvenue, lui dit-il, dans la Terre des Morts que nous autres appelons Île Vésalie. D’ici peu de temps toi aussi tu suivras notre sort, mais il ne faudra pas croire que chacun de nous s’éteint avec la rapidité accordée par le tombeau. Selon notre condamnation, chacun de nous est amené à son propre stade de décomposition, comme pour nous faire savourer l’extinction qui, pour nous tous, serait la suprême joie. O quel bonheur, nous imaginer cerveaux qui à peine touchés se réduiraient en bouillie, poumons qui éclateraient au premier souffle d’un air les forçant encore, peaux qui céderaient à tout, chairs mollasses qui s’amolliraient, graisses qui se dissoudraient ! Eh bien, non. Tels que tu nous vois, nous sommes parvenus chacun à notre état sans nous en rendre compte, par une imperceptible mutation au cours de laquelle chacun de nos filaments s’est consumé en l’espace de mille et mille et mille ans. Et personne ne sait jusqu’à quel point il nous est donné de nous consumer, si bien que ceux que tu vois là-bas, réduits à leurs seuls os, espèrent encore pouvoir mourir un peu, et peut-être y a-t-il des millénaires qu’ils s’épuisent dans cette attente ; d’autres, comme moi, sont sous cet aspect je ne sais depuis quand – car en cette nuit toujours imminente nous avons perdu tout sentiment du passage du temps – néanmoins j’espère encore qu’il me sera octroyé un bien lent anéantissement. Ainsi chacun d’entre nous soupire après une décomposition qui – nous le savons bien – ne sera jamais totale, toujours espérant que l’Éternité n’ait pas encore pour nous commencé, et craignant cependant de nous y trouver depuis notre très ancien débarquement sur cette terre. Nous croyions, nous vivants, que l’enfer était le lieu de l’éternelle désespérance, car ainsi nous a-t-on dit. Las non, parce qu’il est le lieu d’une inextinguible espérance, qui rend chaque jour en soi pis que l’autre, puisque cette soif, que l’on nous garde vive, n’est onc satisfaite. Comme nous avons toujours une lueur de corps, et que chaque corps tend à la croissance ou à la mort, nous ne cessons d’espérer, et c’est ainsi seulement que notre Juge a décrété que nous pouvions souffrir in saecula .
Ferrante avait demandé : « Mais qu’espérez-vous ?
— Dis donc ce que tu pourras espérer toi aussi… Tu espéreras qu’un rien de vent, une infime marée haute, l’arrivée d’une seule sangsue affamée nous rende, atome après atome, au grand vide de l’univers où nous pourrons participer encore, en quelque manière, du cycle de la vie. Mais ici l’air ne s’agite pas, la mer demeure immobile, nous n’avons jamais froid ni chaud, nous ne connaissons ni aubes ni couchants, et cette terre plus morte que nous ne produit nulle vie animale. Oh les vers, que la mort nous promettait un jour ! Oh chers vermisseaux, mères de notre esprit qui pourrait encore renaître ! En suçant notre fiel, vous nous aspergerez, compatissants, du lait de l’innocence ! En nous mordant, vous guérirez les morsures de nos fautes, en nous berçant de vos cajoleries de mort vous nous donnerez nouvelle vie, car la tombe vaudrait autant pour nous que le giron d’une mère… Mais rien de cela n’adviendra. C’est ce que nous savons, et pourtant c’est ce que notre corps oublie à chaque instant.
— Et Dieu, avait demandé Ferrante, Dieu, Dieu rit ?
— Las non, avait répondu l’écorché, parce que même l’humiliation nous exalterait. Comme il serait beau de voir au moins un Dieu riant, qui se joue de nous ! Quelle distraction serait pour nous le spectacle du Seigneur qui du haut de son trône en compagnie de ses saints se gausserait de nous. Nous aurions la vision de la joie d’autrui, aussi réjouissante que la vision de son courroux. Non, ici personne ne s’indigne, personne ne rit, personne ne se montre. Ici Dieu n’existe pas. Il n’existe qu’une espérance sans but.
— Bon Dieu, que soient maudits tous les saints, chercha à crier alors Ferrante déchaîné, si je suis damné on me laissera cependant le droit de me représenter à moi-même le spectacle de ma fureur !
Mais il s’aperçut que sa voix sortait faiblement de sa poitrine, que son corps était prostré et qu’il n’arrivait plus à s’envenimer.
— Tu vois, lui avait dit l’écorché, sans que sa bouche réussît à sourire, ta peine a
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