L'Ile du jour d'avant
remettre en état. Mais presque un siècle et demi avait désormais passé. Quelques tempêtes avaient ultérieurement secoué cette carcasse, l’ancre avait quitté, le navire était allé se renverser sur la barrière de corail, ou bien non, il avait été pris par le courant, traîné vers le nord, jeté sur d’autres bancs ou sur les écueils d’une île voisine, et il y était resté, exposé à l’action du temps.
Bligh est probablement monté à bord d’un vaisseau fantôme, à la muraille incrustée de coquillages et verte d’algues, avec une eau stagnante dans le fond de cale éventré, refuge de mollusques et de poissons venimeux.
Peut-être survivait, instable, le gaillard d’arrière, et dans la chambre du capitaine, secs et poussiéreux, ou bien non, humides et macérés, mais encore lisibles, Bligh a trouvé les papiers de Roberto.
Ce n’étaient plus les temps de grande angoisse sur les longitudes, mais peut-être l’ont attiré les références, en langue inconnue, aux Îles de Salomon. Presque dix ans avant, un certain monsieur Buache, Géographe du Roi et de la Marine Française, avait présenté un mémoire à l’Académie des Sciences sur l’Existence et la Position des Îles de Salomon, et il avait soutenu qu’elles n’étaient rien d’autre que cette Baie de Choiseul que Bougainville avait touchée en 1768 (et dont la description apparaissait conforme à celle, ancienne, de Mendaña), et les Terres des Arsacides, touchées en 1769 par Surville. Tant et si bien que, au moment où Bligh naviguait encore, un anonyme, probablement monsieur de Fleurieu, s’apprêtait à publier un livre intitulé Découvertes des François en 1768 & 1769 dans les Sud-Est de la Nouvelle Guinée .
Je ne sais pas si Bligh avait lu les revendications de monsieur Buache, mais dans la marine anglaise on parlait certainement avec humeur de ce trait d’arrogance des cousins français qui se vantaient d’avoir trouvé l’introuvable. Les Français avaient raison, mais Bligh pouvait ne pas le savoir, ou ne pas le désirer. Il pourrait par conséquent avoir conçu l’espoir d’être tombé sur un document qui non seulement apportait un démenti aux Français, mais l’aurait consacré lui comme découvreur des Îles de Salomon.
Je pourrais imaginer que, avant, il avait en esprit remercié Fletcher Christian et les autres mutins pour l’avoir mis brutalement sur le chemin de la gloire, puis il aurait décidé, en bon patriote, de taire à tous sa courte déviation vers l’Orient et sa découverte, et de remettre dans une absolue discrétion les papiers à l’Amirauté britannique.
Mais même dans ce cas-là, quelqu’un les aura jugés d’un faible intérêt, dénués de toute vertu probatoire et – à nouveau – les aura exilés au milieu des tas de paperasses érudites pour lettrés. Bligh renonce aux Îles de Salomon, se contente d’être nommé amiral pour ses autres indéniables vertus de navigateur, et il mourra également satisfait, sans savoir que Hollywood le rendrait exécrable à la postérité.
Et ainsi, une de mes hypothèses se prêtât-elle à la poursuite de la narration, celle-ci n’aurait pas une fin digne d’être racontée, elle laisserait mécontent et insatisfait chaque lecteur. Même de cette façon l’histoire de Roberto ne pourrait pas se prêter à quelque enseignement moral : et nous serions encore à nous demander pourquoi donc il lui est arrivé ce qui lui est arrivé, en concluant que dans la vie les choses arrivent parce qu’elles arrivent, et que c’est seulement dans le Pays des Romans qu’elles paraissent arriver dans quelque but ou par providence.
Que, si je devais en tirer une conclusion, je devrais aller dénicher parmi les papiers de Roberto une note, qui remonte sûrement à ces nuits où il s’interrogeait sur un possible Intrus. Ce soir-là Roberto regardait encore une fois le ciel. Il se souvenait comment à la Grive, quand s’était écroulée sous son grand âge la chapelle de famille, son précepteur carme, qui avait acquis de l’expérience en Orient, conseilla que l’on construisît ce petit oratoire à la mode byzantine, rond de forme avec une coupole centrale, qui n’avait absolument rien à voir avec le style auquel on était habitué dans le Montferrat. Mais le vieux Pozzo ne voulait pas mettre son nez dans des choses d’art et de religion, et il avait écouté les conseils de ce saint homme.
En voyant le ciel antipode, Roberto
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