L'Ile du jour d'avant
avec ceux du soleil.
Et d’elle il en serait de même, dans la lumière immobile de ce récif. Elle s’éploierait comme or battu jusqu’à la lame la plus aérienne.
Ainsi au cours des jours ils s’uniraient en cette entente. Instant après instant, ils seraient vraiment l’un à l’autre comme les jumeaux immobiles du compas, se mouvant chacun au mouvement de son compagnon, s’inclinant l’un quand l’autre se risque plus loin, se redressant quand l’autre se réunit.
Alors tous deux poursuivraient leur voyage dans le présent, droits vers l’astre qui les attendait, poudroiement d’atomes parmi les autres corpuscules du cosmos, tourbillon parmi les tourbillons, désormais éternels comme le monde car brodés de vide. Réconciliés avec leur destin, car le mouvement de la terre apporte maux et peurs, mais le tremblement des sphères est innocent.
Donc la mise lui donnerait dans tous les cas une victoire. Il ne fallait pas hésiter. Mais non plus se disposer à ce triomphal sacrifice sans l’accompagnement de justes rites. Roberto confie à ses papiers les derniers actes qu’il s’apprête à accomplir, et pour le reste il nous laisse deviner gestes, temps, cadences.
Comme première ablution libératoire, il employa presque une heure à ôter une partie de la grille qui séparait le pont du second-pont. Après quoi, il descendit et se mit à ouvrir chaque cage. Au fur et à mesure qu’il arrachait les joncs, il était assailli par un unique battement d’ailes, et il dut se défendre en levant les bras devant son visage, mais en même temps il criait « ouche ! ouche ! » et encourageait les prisonniers, poussant des mains même les poules, qui battaient des ailes sans trouver l’issue.
Jusqu’au moment où, remonté sur le pont, il vit la dense volée s’élever à travers la mâture, et il lui sembla que pendant quelques secondes le soleil était couvert de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, traversées par la blancheur des oiseaux de la mer venus à tire d’aile s’unir, curieux, à cette fête.
Ensuite, il avait jeté à la mer toutes les horloges, ne pensant pas du tout perdre un temps précieux : il effaçait le temps afin de se rendre propice un voyage contre le temps.
Enfin, pour entraver toute couardise, il avait rassemblé à même le tillac, sous la grand’voile, des billots, des planchettes, des tonneaux vides, répandu dessus toute l’huile des lampes, et mis le feu.
Une première gerbe de flammes s’était élevée, qui avait aussitôt léché les voiles et les haubans. Lorsqu’il eut obtenu la certitude que le foyer s’alimentait par sa propre force, il s’était disposé à l’adieu.
Il était encore nu, depuis qu’il avait commencé à mourir en se transformant en pierre. Nu même de tout funain, qui ne devait plus limiter son voyage, il était descendu dans la mer.
Il avait pointé les pieds contre le bois, poussant d’un coup en avant pour s’écarter de la Daphne et après en avoir suivi le flanc jusqu’à la poupe, il s’en était éloigné à jamais, vers l’un des deux bonheurs qui certainement l’attendait.
Avant encore que le destin, et les eaux, eussent décidé pour lui, je voudrais que, s’arrêtant de temps en temps pour reprendre haleine, il eût laissé glisser son regard de la Daphne , qu’il saluait, jusqu’à l’Île.
Là-bas, au-dessus de la ligne tracée par la cime des arbres, de ses yeux désormais très perçants, il devrait avoir vu s’élever en vol – comme un dard qui voulait frapper le soleil – la Colombe Couleur Orange.
40.
Colophon
Voilà. Et ce qu’il est ensuite advenu de Roberto, je ne sais ni ne crois qu’on pourra jamais le savoir.
Comment tirer un roman d’une histoire pourtant si romanesque, quand en définitive on n’en connaît pas la fin, ou mieux, le véritable début ?
À moins que l’histoire à raconter ne soit pas celle de Roberto, mais de ses papiers, bien que là aussi on doive procéder par conjectures.
Si les papiers (d’ailleurs fragmentaires, d’où j’ai tiré un récit, ou une série de récits qui s’entrecroisent ou s’embrochent) sont arrivés jusqu’à nous c’est parce que la Daphne n’a pas complètement brûlé, cela me semble évident. Qui sait, peut-être ce feu a-t-il à peine entamé les mâts, et puis il s’est éteint par cette journée sans vent. Ou bien, rien n’exclut que quelques heures plus tard soit tombée une pluie torrentielle, qui a
Weitere Kostenlose Bücher