Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
enfant à oublier le pays qui l’a vu naître !
Le vieillard se détourna en murmurant ces mots à demi-voix, et, se remettant à marcher à grands pas, il s’avança vers le gaillard d’avant.
Le jeune officier resta quelques minutes comme absorbé dans ses réflexions, et, semblant se rappeler tout à coup le motif qui l’avait fait monter sur le tillac, il appela à haute voix : – Meriton !
Au son de sa voix, le groupe de curieux qui était rassemblé autour du pilote se dispersa, et le jeune homme vêtu avec prétention, dont nous avons déjà parlé, s’approcha de lui d’une manière qui offrait un singulier mélange de familiarité présomptueuse et de profond respect. Cependant le jeune officier, sans y faire attention et sans même l’honorer d’un regard, continua en ces termes :
– Je vous ai chargé de retenir la barque qui a amené le pilote pour me conduire à terre : voyez si elle est prête à partir.
Le valet courut exécuter les ordres de son maître, et revint presque au même instant lui dire que tout était prêt.
– Mais, Monsieur, ajouta-t-il, vous ne voudriez pas partir dans cette barque, j’en suis parfaitement assuré.
– Votre assurance, monsieur Meriton, n’est pas la moindre de vos recommandations ; mais pourquoi ne le voudrais-je pas ?
– Ce vieil étranger, cet homme désagréable avec ses haillons d’habits, s’y est déjà établi.
– Eh bien ! il faudrait pour me retenir un inconvénient beaucoup plus grave que celui d’avoir la société du seul homme de bonne compagnie qui se trouve sur ce vaisseau.
– Juste ciel ! s’écria Meriton en levant les yeux d’un air étonné ; sûrement, Monsieur, quant aux manières, vous êtes plus en état que personne d’en juger, mais pour les habits…
– Il suffit, il suffit, dit son maître d’un ton un peu brusque ; sa compagnie me convient. Si vous ne la trouvez pas digne de votre mérite, je vous permets de rester à bord jusqu’à demain matin. Je puis fort bien, pour une nuit, me passer de la présence d’un fat.
Sans faire attention à l’air mortifié de son valet déconcerté, il s’avança sur le tillac jusqu’à l’endroit où la barque l’attendait. Le mouvement général qui eut lieu à l’instant parmi tout l’équipage, et le respect avec lequel le capitaine le suivit jusqu’à l’échelle, prouvaient suffisamment que, malgré sa jeunesse, c’était principalement par égard pour lui qu’on avait maintenu un ordre si admirable dans toutes les parties du vaisseau. Cependant, tandis que tout ce qui l’entourait s’empressait de lui faciliter les moyens de descendre dans la barque, le vieil étranger s’y était assis à la meilleure place, avec un air de distraction, sinon de froide indifférence. Il ne fit aucune attention à l’avis que lui donna indirectement Meriton, qui avait pris le parti de suivre son maître, qu’il ferait bien de lui céder cette place, et le jeune officier s’assit à côté du vieillard avec un air de simplicité que son valet trouvait souverainement déplacé. Comme si cette humiliation n’eût pas suffi, le jeune officier, voyant que les rameurs restaient dans l’inaction, se tourna vers son compagnon et lui demanda poliment s’il était prêt à partir. Le vieillard ne répondit que par un signe affirmatif, et sur-le-champ toutes les rames furent en mouvement pour avancer vers la terre, tandis que le vaisseau manœuvrait pour aller jeter l’ancre à la hauteur de Nantasket.
Nulle voix n’interrompit le bruit cadencé des rames, tandis que, combattant la marée contraire, la barque traversait les nombreux détroits formés par différentes îles ; mais quand on fut à la hauteur du château {7} , l’obscurité céda à l’influence de la nouvelle lune ; les objets qui les environnaient commençant à devenir plus distincts, le vieil étranger se mit à parler avec cette véhémence qui lui semblait naturelle, et il rendit compte à son compagnon de toutes les localités avec le ton passionné d’un enthousiaste, et en homme qui en connaissait depuis longtemps toutes les beautés. Mais il retomba dans le silence quand on s’approcha des quais négligés et abandonnés, et il s’appuya d’un air sombre sur les bancs de la barque, comme s’il n’eût osé se fier à sa voix pour parler des malheurs de sa patrie.
Laissé à ses propres pensées, le jeune officier regardait avec le plus vif intérêt les longs rangs de
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