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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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offrant, pour passer enfin, après la chute
de Barcelone, au camp des vainqueurs en s'engageant dans la police. C'est
aujourd'hui un inspecteur célèbre et décoré. Personne, en revanche, ne se
souvenait de mon père. Comme tu peux l'imaginer, ma mère s'éteignit au bout de
quelques mois à peine. Les médecins dirent que c'était le cœur, et je crois
que, pour une fois, ils avaient raison. A sa mort, j'allai vivre chez mon oncle
Gustavo, le seul parent qui lui restait à Barcelone. J'adorais Gustavo, parce
qu'il m'offrait toujours des livres quand il venait nous rendre visite. Toutes
ces années, il a été mon unique famille, et mon meilleur ami. Tel que tu le
vois, un peu arrogant, il a en réalité un cœur d'or. Chaque soir, sans
exception, même s'il tombe de sommeil, il me fait la lecture.
    – Si vous
voulez, je pourrais vous faire la lecture, moi aussi, m'empressai-je de dire,
en me repentant à l'instant même de mon audace, convaincu que, pour Clara, ma
compagnie ne pouvait constituer qu'un embarras, ou une plaisanterie.
    – Merci,
Daniel, répondit-elle. J'en serais ravie.
    – Ce sera
quand vous voudrez.
    Elle
acquiesça, en me cherchant de son sourire.
    –
Malheureusement, je n'ai pas gardé cet exemplaire de La Maison
rouge, dit-elle. Monsieur Roquefort a refusé de s'en séparer. Je
pourrais essayer de te raconter l'histoire, mais ce serait comme décrire une
cathédrale en disant que c'est un tas de pierres qui se termine en pointe.
    – Je suis
sûr que vous la raconteriez beaucoup mieux que ça, murmurai-je.
    Les femmes
possèdent un instinct infaillible pour savoir quand un homme est tombé
éperdument amoureux d'elles, surtout si le mâle en question est d'esprit faible
et d'âge tendre. Je réunissais toutes les conditions pour que Clara Barceló me
fasse marcher, mais je préférai croire que sa condition de non-voyante me
garantissait une certaine marge de sécurité et que mon crime, ma totale et
pathétique dévotion pour une femme qui avait le double de mon âge, de mon
intelligence et de ma taille, resterait dans l'ombre. Je me demandais ce
qu'elle pouvait trouver chez moi pour m'offrir ainsi son amitié, sinon un pâle reflet
d'elle-même, un écho de sa solitude et de son désarroi. Dans mes rêves de
collégien, nous serions toujours deux fugitifs chevauchant à dos de livre,
prêts à nous échapper dans un monde imaginaire de seconde main.
     
     
    Lorsque
Barceló revint avec un sourire de chat, deux heures s'étaient écoulées, qui
m'avaient paru deux minutes. Le libraire me tendit le livre et me fit un clin
d'œil.
    –
Regarde-le bien, mon mignon : je ne veux pas que tu viennes ensuite
m'accuser d'entourloupe, hein ?
    – J'ai
confiance en vous, affirmai-je.
    – Ne dis
pas de bêtises. Le dernier quidam qui m'a dit ça (un touriste américain,
convaincu que la fabada asturienne avait été inventée par
Hemingway lors des San Fermines), je lui ai vendu un Font-aux-Cabres avec une dédicace au stylo de Lope de Vega, tu te rends compte ?
Alors tu ferais mieux d'ouvrir l'œil, parce que dans le commerce des livres on
doit se méfier de tout, même d'une table des matières.
    Quand nous
sortîmes dans la rue Canuda, il faisait nuit. Une brise fraîche balayait la
ville, et Barceló ôta son pardessus pour le poser sur les épaules de Clara.
Aucune inspiration plus appropriée ne me venant à l'esprit, je laissai tomber,
comme une idée qui n'avait d'intérêt que s'ils la trouvaient bonne, que je
pouvais passer le lendemain chez eux pour faire lecture à Clara de quelques
chapitres de L'Ombre du Vent. Barceló me lança un coup d'œil en
coin et éclata d'un rire moqueur.
    – Eh, mon
garçon, tu t'emballes, s'écria-t-il – mais son ton trahissait sa satisfaction
    – Eh bien,
si ça ne vous convient pas, peut-être un autre jour, ou...
    – La
parole est à Clara, dit le libraire. Nous avons déjà sept chats et deux
cacatoès dans l'appartement. Alors une bestiole de plus ou de moins...
    – Je
t'attends demain soir vers sept heures, conclut Clara. Tu connais
l'adresse ?
     
     
     
     
     
    5
     
     
     
     
    Il y eut
une époque de mon enfance où, peut-être pour avoir grandi au milieu des livres
et des libraires, j'avais décidé que je voulais être romancier et mener une vie
de Mélodrame. A l'origine de ce rêve littéraire se trouvait, en plus de la
simplicité merveilleuse avec laquelle on regarde le monde quand on a cinq ans,
un chef-d'œuvre de fabrication

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