L'ombre du vent
et de précision exposé dans un magasin de stylos
de la rue Anselmo Clavé, juste derrière le Gouvernement Militaire. L'objet de
ma dévotion, un somptueux stylo noir orné d'innombrables torsades et
arabesques, trônait dans la vitrine comme s'il s'agissait d'un joyau de la
couronne. La plume, un prodige à elle seule, était un délire baroque d'argent,
d'or, avec mille stries, qui étincelait comme le phare d'Alexandrie. Lorsque
mon père m'emmenait en promenade, je n'arrêtais pas de parler jusqu'au moment
où nous arrivions devant la vitrine où était exposé le stylo. Mon père disait
que ce devait être pour le moins le stylo d'un empereur. Moi, j'étais
secrètement convaincu qu'avec semblable merveille on pouvait écrire n'importe
quoi, depuis des romans jusqu'à des encyclopédies, et même des lettres qui
auraient le pouvoir de franchir toutes les limites imposées par la poste. Dans
ma naïveté, je croyais que ce que je pourrais écrire avec ce stylo arriverait
toujours à bon port, y compris en ce lieu incompréhensible pour lequel mon père
disait que ma mère était partie sans espoir de retour.
Un jour,
nous nous décidâmes à entrer dans le magasin pour nous renseigner sur cet
extraordinaire ustensile. Il en résulta que celui-ci était le roi des
stylographes, un Montblanc Meisterstuck, série numérotée, qui avait appartenu –
c'est du moins ce qu'assurait solennellement le vendeur –, à Victor Hugo en
personne. Nous fûmes informés que c'était de cette plume en or qu'avait jailli
le manuscrit des Misérables.
– Aussi
vrai que le Vichy Catalan jaillit de la source de Caldas, nous certifia le
vendeur.
D'après ce
qu'il nous dit, il l'avait acheté lui-même à un collectionneur venu de Paris et
s'était assuré de l'authenticité de l'objet.
– Et,si ce
n'est pas indiscret, à quel prix vendez-vous cet Himalaya de prodiges ?
s'enquit mon père.
La seule
mention de la somme fit fuir toute couleur de son visage, mais moi, j'en fus
définitivement ébloui. Le vendeur, nous prenant peut-être pour des agrégés de
physique, nous gratifia d'un galimatias incompréhensible où il était question
d'alliages de métaux précieux, d'émaux de l'Extrême-Orient et d'une théorie
révolutionnaire sur les pistons et les vases communicants, le tout relevant de
la science teutonne méconnue qui présidait à la glorieuse création de ce
champion de la technologie graphique. Je dois reconnaître cependant, et c'est
tout à l'honneur du vendeur, que malgré notre allure de fauchés il nous laissa
manipuler le stylo autant que nous le voulions, le remplit d'encre pour nous,
et nous donna un parchemin afin que je puisse y inscrire mon nom et entamer
ainsi ma carrière littéraire dans le sillage de Victor Hugo. Puis, après
l'avoir soigneusement nettoyé et astiqué, il le replaça sur son trône, à la
place d'honneur.
– Nous
repasserons, murmura mon père.
Une fois
dans la rue, il me dit d'une voix douce que nous ne pouvions nous permettre un
achat pareil. La librairie nous permettait tout juste de vivre et de m'envoyer
dans un bon collège. Le stylo Montblanc de l'auguste Victor Hugo devrait
attendre. Je ne dis rien, mais mon père dut lire la déception sur mon visage.
– Voilà ce
que nous allons faire, proposa-t-il. Quand tu auras l'âge de commencer à
écrire, nous reviendrons et nous l'achèterons.
– Et s'il
est vendu avant ?
– Personne
ne l'achètera, crois-moi. Et sinon, nous demanderons à M. Federico de nous en
faire un, cet homme a des mains en or.
M.
Federico était l'horloger du quartier, client occasionnel de la librairie et
probablement l'homme le plus poli et le plus distingué de tout l'hémisphère
occidental. Sa réputation d'habileté s'étendait du quartier de la Ribera
jusqu'au marché du Ninot. Une autre réputation moins brillante le poursuivait,
relative à sa prédilection érotique pour les éphèbes musclés de la pègre la
plus virile et une certaine tendance à s'habiller en Estrellita Castro.
– Tu es
sûr que M. Federico aime les plumes ? demandai-je avec une divine
innocence.
Mon père
haussa un sourcil, craignant que quelque rumeur malintentionnée ne soit venue
troubler mon âme pure.
– M.
Federico s'y connaît mieux que personne pour tout ce qui est allemand, et il
serait capable de fabriquer une Volkswagen si on le lui demandait. Et puis il
faudrait vérifier s'il existait déjà des stylos à l'époque de Victor Hugo. Tout
ça n'est pas
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