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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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mendiants et les inconnus dont on découvrait le
corps flottant dans le port ou qui mouraient de froid sur l'escalier du métro.
     
     
    Ne
serait-ce que par esprit de contradiction, Monsieur Roquefort n'oublia pas
Carax. Onze ans après avoir découvert La Maison rouge, il décida
de prêter le roman à ses deux élèves, espérant peut-être que ce livre étrange
leur donnerait le goût de la lecture. Clara et Claudette avaient alors quinze
ans, leurs veines brûlantes débordaient d'hormones, et le monde leur clignait
de l'œil derrière les fenêtres de la salle d'étude. Jusque-là, malgré les
efforts de leur professeur, elles étaient restées insensibles aux charmes des
classiques, des fables d'Ésope et des vers immortels de Dante Alighieri.
Monsieur Roquefort, craignant que son contrat ne soit résilié si la mère de
Clara découvrait que ses efforts pédagogiques ne réussissaient qu'à former deux
analphabètes écervelées, leur donna le livre en prétextant qu'il s'agissait
d'une de ces histoires d'amour qui tireraient des larmes à une pierre - il ne
mentait qu'à demi.
     
     
     
     
     
    4
     
     
     
     
    – Jamais
je ne m'étais sentie prise, séduite et emportée par une histoire comme celle
que racontait ce livre, expliqua Clara. Pour moi, la lecture était une
obligation, une sorte de tribut à payer aux professeurs et aux précepteurs sans
bien savoir pourquoi. Je ne connaissais pas encore le plaisir de lire, d'ouvrir
des portes et d'explorer son âme, de s'abandonner à l'imagination, à la beauté
et au mystère de la fiction et du langage. Tout cela est né en moi avec ce
roman. As-tu déjà embrassé une fille, Daniel ?
    Mon
cervelet s'étrangla et ma salive se transforma en sciure de bois.
    – Bien
sûr, ta es très jeune. Mais c'est la même sensation, cette étincelle de
l'inoubliable première fois. Ce monde est un monde de ténèbres, Daniel, et la
magie une chose rare. Ce livre m'a appris que lire pouvait me faire vivre plus
intensément, me rendre la vue que j'avais perdue. Rien que pour ça, ce roman
dont personne n'avait cure a changé ma vie.
    Arrivé à
ce point, je me trouvais réduit à l'état d'idiot, à la merci de cet être dont
les paroles et le charme ne me laissaient ni le moyen ni l'envie de résister.
Je souhaitai qu'elle ne s'arrête jamais de parler, que sa voix m'enveloppe pour
toujours et que son oncle ne revienne jamais mettre fin à cet instant qui n'appartenait
qu'à moi.
    – Pendant
des années j'ai cherché d'autres livres de Julián Carax, poursuivit Clara. Je
me suis renseignée dans des bibliothèques, des librairies, des écoles... en
vain. Personne n'avait entendu parler de lui ni de ses livres. Je ne pouvais le
comprendre. Plus tard, l'écho d'une étrange histoire revint aux oreilles de
Monsieur Roquefort : un individu passait son temps à courir les librairies et
les bibliothèques à la recherche d'oeuvres de Juli á n Carax
et, s'il en trouvait, les achetait, les volait ou les obtenait par n'importe
quel moyen ; après quoi, il les brûlait. Nul ne savait qui il était, ni
pourquoi il faisait cela. Un mystère de plus à ajouter à l'énigme Carax. Le
temps passant, ma mère décida de retourner à Barcelone. Elle était malade, et
son foyer, son univers avaient toujours été ici. Secrètement, je nourrissais
l'espoir de pouvoir y apprendre quelque chose sur Carax, puisque, en fin de
compte, Barcelone était la ville où il était né et où il avait disparu au début
de la guerre. Tout ce que j'y trouvai ne me conduisit qu'à des impasses, et
cela malgré l'aide de mon oncle. Quant à ma mère, la Barcelone dans laquelle
elle débarqua n'était plus celle qu'elle avait quittée. Elle découvrit une
ville de ténèbres, où mon père ne vivait plus, mais dont chaque coin de rue
restait hanté par son souvenir et sa mémoire. Comme si cette désolation ne
suffisait pas, elle décida d'engager un individu pour enquêter sur ce qu'il
était exactement advenu de mon père. Après des mois de recherches, tout ce que
le détective réussit à retrouver fut une montre-bracelet cassée et le nom de
l'homme qui l'avait tué dans les fossés du fort de Montjuïc. Il s'appelait
Fumero, Javier Fumero. On nous dit que ce personnage – et il était loin d'être
un cas isolé – avait débuté comme pistolero à la solde des anarchistes de la
FAI, puis flirté avec les communistes comme avec les fascistes, les roulant
tous, vendant ses services au plus

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