Marin de Gascogne
Hazembate était la fille d’Arnaud Paynaud, un vieux grigou qui trafiquait sur les biens fonciers et possédait quatre couraus sur lesquels il faisait trimer pour une misère des équipages de Bretons et de Saintongeais. Veuf, il vivait seul dans sa propriété des Daneyres. Il laissait son frère Perruchot et son neveu, qu’on appelait Guitoun à cause de sa démarche de canard, séquelle d’une blessure ramenée de la guerre d’Amérique, traîner leur misère en faisant le trafic entre Langon et La Réole sur un antique courau de faible tonnage.
Elevée chichement, Hazembate était, à trente et un ans, une maîtresse femme qui aurait su tenir sa maison si elle avait possédé une maison à tenir. Mais on n’habitait pas chez les Rapin, fût-ce au deuxième étage, sans se soumettre à la loi de tante Rapinette, née Julia Castets, qui, étant veuve du frère aîné de Perrot, avait déjà rang de matrone. Il y avait beaucoup de veuves chez les bateliers de Langon. Certaines atteignaient des âges inconcevables – soixante-dix, quatre-vingts ans – comme tante Laure qui racontait des histoires à la veillée en filant d’interminables quenouilles.
Rapinette avait pris fermement la maison en main quand la femme de Perrot avait été emportée presque en même temps que Marie et Jeanne Hazembat. Elle laissait trois garçons, tous trois prénommés Jean : Jantet, Pishehaut et Cametorte.
Pour des raisons d’économie, d’habitude et aussi de camaraderie entre les hommes, les Rapin et les Hazem bat prenaient leurs repas en commun dans la grande salle du premier étage. Perrot trônait sur le siège de chêne dont le coffre contenait la réserve de sel et Hazembat lui faisait face, de l’autre côté de la chemi née, sur un tabouret. Les enfants étaient assis sur un banc le long du mur et les femmes mangeaient debout, sauf tante Laure.
Cet été-là, les repas étaient plus frugaux encore que de coutume : une ou deux assiettées de soupe aux choux, aux carottes, aux navets et aux haricots, dans laquelle avaient longuement bouilli des morceaux de couenne confite. Une fois, Hazembate, en tant que cuisinière attitrée, y avait ajouté quelques pommes de terre, curiosités exotiques qu’un marin allemand avait données à son mari lors d’une escale à Bordeaux, mais tout le monde avait trouvé cela fade. La soupe était trempée sur du pain de mêture – blé et maïs mêlés – taillé en lamelles.
Perrot saisit la cruche et but une rasade d’eau à la régalade. A la saison, les hommes buvaient de la piquette.
Cet après-midi-là, pourtant, Perrot dit à Rapinette :
— Tu iras chercher une bouteille du vin que le père avait acheté au défunt seigneur d’Iquem.
— E uei es heste ?
— Non, ce n’est pas fête. Nous ne sommes que le 14 juillet, mais nous avons de la visite. Hardit va venir.
En entendant le nom du mécréant, Rapinette se signa et prit un air pincé, mais ne fit pas de commentaires.
Jantet et Bernard suivaient le manège en cherchant des doigts dans leur soupe le bout de jambon maigre qu’Hazembate avait discrètement glissé dans l’écuelle de chacun des enfants. Pishehaut, Cametorte et Janote avaient déjà posé leurs écuelles et on les entendait qui dévalaient en riant le grand escalier de pierre. Etant des grands, Jantet et Bernard devaient attendre que leurs pères leur disent s’ils avaient besoin d’eux.
Mais les pères semblaient avoir autre chose en tête. Perrot se leva et prit sur la cheminée une pipe en terre et un pot d’où il tira une carotte de tabac. Il en détacha deux morceaux et en tendit un à Hazembat qui le mit dans sa bouche et commença à chiquer.
— Il faut qu’Hardit nous dise exactement ce qui se passe, dit Perrot en français, tandis qu’il débourrait les feuilles de tabac entre ses paumes. Avec les glaces de cet hiver, la débâcle qui a suivi et les mauvaises récoltes de l’an passé, la navigation a déjà beaucoup souffert. Si la peur des paysans s’y met, ce sera la ruine de nous.
Hazembat cracha sur les braises qui grésillèrent.
— C’est sûr. Nous aurons du mal à la montée des eaux.
Les hommes parlaient français quand ils ne voulaient pas être compris des femmes et des enfants, mais la précaution était assez illusoire. Les femmes, qui avaient souvent affaire aux marchands, ne parlaient guère le français, mais le comprenaient assez
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