Mathieu et l'affaire Aurore
Un peu avant midi, il jouait des coudes afin d’atteindre les grandes portes en chêne. Une foule compacte se pressait là. Il entra quand le juge revenait dans la salle. Par déférence, il demeura immobile le temps que le magistrat atteigne son siège. S’asseyant à son tour, il entendit Déry lire quelques lignes du Code civil.
— Vous avez compris, commenta-t-il ensuite. Toute personne qui délibérément et sans raison maltraite un animal mérite trois mois de prison. Doit-on permettre à un homme de faire subir à une fillette de dix ans, sa propre fille, ce qu’il est interdit de faire à un chien, à un bœuf ou à un cheval ?
Le juge inaugurait là le style de son adresse au jury : il poserait des questions en leur abandonnant le soin de répondre.
Chacun
comprenait
tout
de
même
son
mépris
pour tous les arguments de l’avocat de la défense. Surtout, il leur demanda de se rappeler, tout au long de son exposé, que la victime, une petite fille de dix ans, mesurait à peine quatre pieds et demi.
— Et regardez l’accusé, un colosse !
Le magistrat reprit toute l’histoire d’un ton cinglant.
— Trois verdicts s’offrent à vous, conclut-il un peu avant une heure trente : meurtre, homicide involontaire ou non-culpabilité.
En posant ses feuillets devant lui, il précisa encore :
— Messieurs les jurés, vous allez vous retirer pour le repas. Vous reviendrez dans quatre-vingt-dix minutes.
Ceux-ci acquiescèrent avec des hochements de tête.
Après tous les mots entendus depuis la veille, alternativement en français
et
en
anglais,
la
tête
devait
leur
tourner.
— Déry a été efficace, commenta Mathieu à l’intention des deux autres occupants de la table. Il ne reste rien des arguments de la défense.
Fitzpatrick lui adressa un sourire moqueur.
— Réprimez votre enthousiasme de justicier et venez manger avec nous.
Alors qu’ils se dirigeaient vers la sortie de la salle d’audience, le substitut demanda :
— Et vos examens ?
— Avec un peu de chance... et beaucoup de lectures nocturnes, je pense bien m’en tirer, finalement.
— Tant mieux. Vous imaginez les ricanements du vieux garçon, si mon stagiaire se trouvait recalé en deuxième année !
Arthur Lachance pouffa dans sa moustache. Mathieu se demanda comment réagir à cet humour caustique.
— Ah ! Picard, ne prenez pas cet air vexé, déclara son employeur. Vous me faites penser à Lavergne quand vous prenez tout au premier degré.
En sortant sous le soleil d’avril, Mathieu choisit de s’amuser de la remarque.
Chapitre 27
Après leur repas, les jurés revinrent dans la salle d’audience à l’heure dite. Les douze hommes, par la bouche de leur porte-parole, Xavier Simard, réservaient une surprise au juge.
— Votre Honneur, nous avons déjà un verdict.
— ... Vous n’avez pas commencé vos délibérations.
— Nous avons eu toute la période du dîner pour en discuter.
— Vous allez tout de même vous réunir dans la salle voisine et tenir un vote en bonne et due forme, comme il convient en pareille circonstance.
Déçus, car ils souhaitaient en finir bien vite, les hommes emboîtèrent le pas à l’employé veillant sur eux depuis le début des procédures. A peine quelques minutes plus tard, le magistrat regagna sa place, pendant que les membres du jury entraient dans la boîte. Le greffier, Alphonse Pouliot, s’approcha afin de poser la question d’usage.
— Messieurs, êtes-vous d’accord sur le verdict dans la cause du roi contre Télesphore Gagnon?
— Oui, nous le sommes, répondirent-ils plus ou moins à l’unisson.
— Votre décision ?
— Coupable,
rétorqua
le
porte-parole,
avec
la
recommandation de la clémence de la cour.
Comme les circonstances l’exigeaient, le greffier posa la même question en anglais à John Reed.
— Manslaughter.
Le visage du juge exprima un certain désarroi.
— Nous avons ici un malentendu. Vous pouviez donner l’un de ces trois verdicts: meurtre, homicide involontaire, ou non-culpabilité. En répondant coupable, vous entérinez l’acte d’accusation qui évoque le meurtre. Mais en disant manslaughter, l’un de vous rompt l’unanimité, car ce mot signifie homicide involontaire.
Du côté de la table de la défense, un ricanement satisfait vint aux
oreilles
de
Mathieu.
Francœur
espérait
ce blocage. Xavier Simard présenta un visage contrit, bafouilla :
— Nous nous sommes trompés dans les
Weitere Kostenlose Bücher