Même les oiseaux se sont tus
incapables de lire les aiguilles d’une montre, pouvaient néanmoins saisir les mouvements du balancier de l’horloge de l’Histoire. Ces yeux fragiles, fidèles reflets de son cœur, Zofia les connaissait et les aimait depuis que Tomasz avait accepté de s’abandonner dans ses bras, petite bête aveuglée par la joie lumineuse d’une nuit de noces.
Le clairon de l’église, sorti de sa torpeur, faussa les premières notes de son morceau. Tomasz et François réussirent à en rire. Villeneuve décida de rentrer. Il lui fallait essayer de dormir quelques heures et boucler sa valise avant de se diriger vers la gare, espérant que le train ne serait pas retardé. Tomasz le regarda défroisser sa soutane à grands gestes secs et bruyants. Il se leva, demanda des yeux à Villeneuve de ne pas éveiller Zofia qui s’était assoupie sur le divan, et le prit par l’épaule. Tels deux vieillards fatigués de marcher la vie, ils se dirigèrent vers la porte. Un craquement du plancher fit bondir Zofia vers eux.
– J’espère, François, que tu retrouveras ton pays tel que tu l’as quitté. Mais je sais que tu ne retrouveras jamais la Pologne que tu as connue.
Voyant le chagrin des deux hommes, Zofia s’éloigna et se dirigea vers les chambres de Jan et d’Élisabeth qui dormaient profondément. Elle tapota les couvertures de chacun comme s’ils avaient été découverts et elle s’assit près d’Élisabeth, dont la blondeur réfléchissait les rares rayons de lune qui tenaient tête aux nuages. Elle repensa à la demande de Villeneuve, passa rapidement à la cuisine et vint lui porter deux livres derecettes que François serra sur son cœur comme s’ils avaient été des bréviaires.
– Nous ne nous reverrons plus, François...
– Voyons...
– Tu ne viendras pas dire à un Polonais qu’il ne sait reconnaître les murmures hypocrites des canons.
– Je reviens l’an prochain...
– Je ne pense pas.
Tomasz remonta le pont de ses lunettes nerveusement, cherchant une contenance. Il regarda son ami, tenta un sourire qui ne transforma que la bouche, le reste du corps demeurant au garde-à-vous de la vie. Il se réfugia finalement dans les bras que Villeneuve venait d’ouvrir malhabilement dans un geste ressemblant à celui qu’il faisait à l’
Ite missa est
.
– Embrasse ton triste ami polonais et va respirer le blé de ta plaine.
Villeneuve partit sans se retourner pendant que Tomasz sortait un mouchoir pour en essuyer ses lunettes. Dès qu’il n’entendit plus les pas de l’oblat dans l’escalier, il referma la porte doucement, chercha des yeux sa silhouette grise par la fenêtre puis se retourna vers Zofia qui, il le savait, l’attendait pour qu’ils bercent leur chagrin quelques heures avant que le soleil ne bondisse d’une trompeuse joie sur le plancher. Doucement et calmement, ils tentèrent de s’accrocher à l’avenir en s’étreignant au point de se fondre l’un dans l’autre.
1 . En l’honneur de Ladislas II Jagellon, devenu roi de Pologne en 1386.
(N.d.A.
)
2
Pour impressionner Jerzy, Jan récolta les tomates à toute vitesse. Jerzy le regarda s’échiner et souffler sans se plaindre et dut concéder qu’à dix ans son jeune frère semblait bardé de courage. Dès qu’il eut terminé une rangée de plants, Jan s’attaqua à une deuxième non sans avoir jeté un coup d’œil en direction de son frère pour s’assurer qu’il le regardait toujours. Le stratagème n’échappa pas à Tomasz, qui sourit à M. Porowski.
– Jan est terriblement impressionné par Jerzy. Il m’a demandé, en venant, s’il était toujours son frère ou s’il n’était pas devenu un oncle, étant donné qu’il a de la barbe et la voix grave.
M. Porowski sourit. Élisabeth sortit de la maison en courant et se dirigea vers Jan.
– C’est à ton tour. J’ai terminé mes exercices.
Jan soupira, se leva lentement comme si d’arrêter de travailler l’ennuyait au plus haut point, s’essuya les genoux et lui remit son panier.
– N’oublie pas de les poser comme des œufs.
– Je sais, je sais, Jan.
Jan se dirigea vers la maison et ce n’est que lorsqu’il fut certain que personne ne pouvait le voir qu’il grimaça, s’étira et se frictionna les bras puis se massa les fesses et les jambes. Il entra sans faire de bruit, mais, au lieu de prendre son violon, il préféra l’herbier. Depuis sonarrivée à Wezerow, la veille, il avait ajouté une pleine section de feuilles de
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