Même les oiseaux se sont tus
deux jours à Wezerow le détendraient. Elle avait apparemment sous-estimé l’obsession de son mari.
Jan et Élisabeth gagnèrent leurs chambres et Zofia invita Tomasz à la suivre au salon.
– Il faut que nous discutions, Tomasz.
Tomasz ressentit un malaise. Zofia avait parlé d’une voix mal assurée. Il s’assit devant elle et, constatant qu’elle cherchait ses mots, il lui offrit ce sourire auquel elle n’avait jamais su résister.
– J’ai vu le médecin hier, Tomasz. Si tout se passe bien, nous aurons un bébé comme présent pour l’année 1940.
Tomasz demeura bouche bée, enleva ses lunettes et se prit la tête à deux mains. Zofia en eut le souffle coupé. Tomasz avait complètement cassé son sourire et elle avait maintenant l’impression qu’il sanglotait. Elle s’approcha de lui, s’accroupit à ses pieds et lui caressa le dessus de la tête pour essayer de tromper le mal qui semblait l’avoir atteint.
– Tomasz? Tu ne dis rien, Tomasz?
Il leva la tête et Zofia n’en crut pas ses yeux. C’était la première fois que Tomasz Pawulski avait l’air d’un homme âgé.
– Tomasz?
– Mais, Zofia, tu vas avoir quarante ans...
– Oui, et toi cinquante, Tomasz.
Tomasz hochait la tête d’incrédulité. Si Zofia avait pu l’entendre penser, elle aurait su qu’il souffrait amèrement à l’idée que cet enfant n’aurait probablement pas de famille, pas de pays, peut-être même pas de vie.
3
Le matin du 30 août 1939 avait bâillé comme tous les matins avant de faire marcher un soleil frétillant sur le fil de l’horizon. Jerzy se leva, s’empressa de se débarbouiller et sortit, le violon sous le bras. Depuis ses douze ans, l’été était la saison qu’il préférait. La saison où l’odeur de la terre le changeait de celle des livres, du papier et des rues de Cracovie. Il adorait accompagner de musique matinale les sons des champs pour se délier les doigts, nourrir son instrument, ajouter une ou deux pièces à son répertoire et les offrir à ses parents à son retour pour les remercier de ne l’avoir jamais empêché d’être un cultivateur estival.
Ce matin-là donc, Jerzy dorlotait son violon lorsque M. Porowski le fit sursauter. Il s’approcha, lui demanda de ranger son instrument et de s’agenouiller avec lui. Jerzy, inquiet, pensait que Porowski avait appris une mauvaise nouvelle et qu’il voulait prier, mais c’est dans le carré de pommes de terre qu’ils s’agenouillèrent. Porowski le pressa d’en déterrer le plus possible. Il avait les mâchoires si serrées que Jerzy eut l’impression d’entendre craquer ses maxillaires.
En une seconde, toute la bucolique s’évanouit. Jerzy se mit à frémir, d’abord dans le ventre, puis dans la poitrine. Il suffoquait. Son souffle semblait sortir d’uncorps ne lui appartenant plus. Ses mains tremblèrent et sa voix en fit autant.
– Est-ce que Hitler...
– Pas encore. Mais tu dois partir aujourd’hui. On dit que c’est la mobilisation générale. Quel dommage que les choux ne soient pas prêts à être récoltés!
Jerzy eut à peine le temps d’emplir ses sacs de jute que Porowski lui donna un vélo pour qu’il puisse rentrer à Cracovie, la panique du pays rendant les transports incertains. Jerzy pédala à perdre haleine pendant de nombreuses heures, ayant l’impression d’être un marchand de saucissons fuyant une meute de chiens. Son cerveau ne cessait d’essayer de comprendre ce qui s’était peut-être déjà produit. Il eut un urgent besoin de son père pour tenter de trouver une explication à la folie et à la peur. Il ne cessait de croiser des gens qui lui disaient tous la même chose:
– Rentre chez toi. La rumeur veut que Hitler soit juste de l’autre côté des guérites des postes frontières.
Jerzy était complètement affolé. Il pédala avec de plus en plus d’énergie malgré la douleur qui lui déchirait les mollets et les tendons. Même ses mains qu’il tenait serrées sur les guidons étaient paralysées. Un éclatement le fit sursauter. Il perdit le contrôle du vélo, chuta et s’écorcha le côté droit du visage sur le gravillon de la route. Il se releva le plus rapidement possible et vit que son pneu avant était arraché de la jante. Il cacha la bicyclette derrière des arbustes et dut abandonner la presque totalité de ses provisions. Il bourra ses poches, attacha tout ce qu’il put sur lui-même, utilisant les rayons des roues pour embrocher les
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