Mon Enfant De Berlin
a répondu du tac au tac, avec un sourire narquois, destiné, pense-t-elle, à mettre fin à ce début de conversation. Mais Hilde lui renvoie un sourire plus narquois encore, un sourire à la limite de l’insolence.
— Et que savez-vous de votre accoucheur allemand ?
— Que c’est le meilleur, que toutes les Allemandes qui sont en mesure de choisir, le réclament.
— Et quoi d’autre ? Vous ne vous êtes pas demandé ce qu’il faisait pendant la guerre ? Où il était ? Son grade dans l’armée ?
Cette insistance, ces questions, tout à coup, effrayent Claire. Elle a le sentiment, presque la certitude, qu’Hilde est capable de la blesser, qu’elle peut se révéler dangereuse pour elle et pour l’enfant qu’elle porte. Un désir animal de s’enfuir, de quitter au plus vite la clinique s’empare d’elle. Mais elle le réprime.
— Qu’insinuez-vous ?
Est-ce l’agressivité qui maintenant émane d’elle ? Hilde a retrouvé son expression neutre et indifférente.
— Je n’insinue rien. C’est un excellent accoucheur, votre enfant naîtra dans les meilleures conditions. Nous autres, les vaincus, avons perdu l’habitude que les vainqueurs fassent appel à nos talents, c’est tout.
Hilde, en quittant sa chaise, a un étourdissement. Elle doit au rapide réflexe de Rolanne de ne pas tomber sur le sol carrelé de la salle d’attente.
— C’est rien, c’est la faim.
— Cette fois-ci, vous ferez ce que je vous dis et vous viendrez chez nous manger quelque chose, décide Rolanne.
Quelques heures plus tard, les trois femmes sont attablées dans la cuisine de leur immeuble. Rolanne a fait réchauffer des pommes de terre au lard qu’Hilde dévore, les yeux baissés. Malgré la chaleur de la pièce, elle a refusé de se débarrasser de son manteau, de son béret. Claire qui aurait souhaité regagner sa chambre, a accepté la demande formulée à voix basse de Rolanne et de leur tenir compagnie. Elle a les mains posées sur son ventre, elle suit les mouvements désordonnés du bébé, âgé de presque huit mois dont on ne devine presque pas l’existence tant Claire a su rester mince. « Que tu es nerveux, mon fils, que tu me fatigues », murmure-t-elle. Elle éprouve une légère nausée qu’accentue la voracité d’Hilde à qui Rolanne verse un verre de whisky en l’encourageant à boire et à manger davantage encore.
Hilde, enfin, semble rassasiée.
— C’est mon premier vrai repas depuis longtemps, merci, dit-elle en amorçant le geste de se lever.
— Restez encore un peu, parlez-nous de vous.
Hilde a un haussement d’épaules mais paraît sensible à la douceur de Rolanne, au geste qu’elle vient d’esquisser pour la retenir. Elle la regarde un instant comme pour mesurer la sincérité de son attention, puis Claire occupée à caresser son ventre et qui visiblement l’a oubliée.
L’obscurité gagne peu à peu la cuisine, Hilde continue de parler. Elle raconte la chute de Berlin, l’occupation par les Soviétiques ; la famine, la mort, les viols ; sa chance d’avoir survécu, ne pas avoir sombré dans la folie comme tant d’autres. Elle raconte encore le retour des hommes, leur refus d’entendre l’enfer enduré par les femmes ; le silence désormais imposé aux Berlinoises ; l’obligation qui leur est faite d’oublier. Elle s’exprime sans la moindre sentimentalité, sans se plaindre et sans haine, comme s’il ne s’agissait pas d’elle mais d’une étrangère. Rolanne et Claire l’ont écoutée en silence, sans jamais l’interrompre. Elles savent que tout cela est vrai. Elles ont compris d’instinct qu’elles ne devaient pas exprimer de la compassion sous peine de blesser Hilde, peut-être de l’humilier. Enfin, Hilde se tait.
— Et maintenant, qu’allez-vous devenir ? demande Rolanne.
— À votre avis ? Survivre, amasser de l’argent et partir.
Des jappements, une cavalcade dans l’escalier, le plafonnier qui s’allume brutalement, c’est Wia qui entre dans la cuisine suivi des deux chiens.
— Mon Dieu, mais que faisiez-vous plongées dans le noir ?
Aussitôt, Hilde se lève pour prendre congé. Wia l’aperçoit et s’incline avec cette galanterie un peu désuète dont il use avec toutes les femmes. Mais Hilde se contente d’un vague hochement de tête. Elle disparaît dans l’escalier, sans un regard pour Claire et Rolanne.
— Drôle de fille, dit Wia. C’est celle qui travaille parfois avec
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