[Napoléon 1] Le chant du départ
lui-même : être tout ce qu’il veut être. Tout ce qu’il sent pouvoir être.
Mais, pour cela, il faut qu’il dissimule, qu’il continue à paraître, qu’on ne devine pas qu’il est déjà loin, ailleurs, en France, à Paris, s’imposant à tous les bavards, les impuissants, les incapables, les corrompus du Directoire.
Comme à l’habitude, il se rend devant les notables du Divan. Il les salue comme un musulman. Il fait avec eux la prière. Il dit : « N’est-il pas vrai qu’il est écrit dans vos livres qu’un être supérieur arrivera d’Occident, chargé de continuer l’oeuvre du Prophète ? N’est-il pas vrai qu’il est encore écrit que cet homme, ce délégué de Mahomet, c’est moi ? »
Ils n’osent pas protester. La victoire qu’il vient de remporter les a stupéfaits, anéantis. Ils sont soumis.
Napoléon s’enferme dans son palais, commence à rédiger les instructions qu’il laissera à Kléber, qu’il a choisi comme successeur. Il écrit sans relâche, des heures durant, expliquant les moyens qu’il faut utiliser pour gouverner l’Égypte. Mais si la situation devenait critique, du fait de la peste ou du manque de renforts envoyés par la France, « vous serez autorisés à conclure la paix avec la porte ottomane, quand même l’évacuation de l’Égypte devrait être la condition principale ».
Il pose la plume.
L’Égypte ne le concerne plus.
Souvent, pendant qu’il dicte un ordre, annonce qu’il va se rendre dans le delta pour une inspection, ce qui donnera le change, il s’interroge. Qui partira avec lui ? Il n’a besoin que d’hommes sûrs, dévoués corps et âme, efficaces. C’est cela qui est indispensable à un chef. Donc, ses aides de camp ; donc, sa garde personnelle. « Trois cents hommes d’élite, pense-t-il, sont une chose immense. » Bourrienne, confident et bon secrétaire, l’accompagnera comme les généraux Berthier, un chef d’état-major irremplaçable, Murat, Marmont, Andréossy, Bessières. Ils sont jeunes, fougueux, fidèles. C’est la fidélité qui compte d’abord. Il pense à Roustam Raza, ce Mamelouk que le sultan El Bekri lui a offert au retour de sa campagne de Syrie et qui, depuis, a manifesté l’attachement et la discrétion d’un esclave. Il faut un chef à un homme de cette sorte, qui n’ignore rien, peut voir et entendre le plus intime et sait le taire. Roustam viendra. Comme Monge et Berthollet, Vivant Denon, qui ont montré du courage et de la fidélité, et qui témoigneront devant l’Institut des découvertes accomplies.
Personne d’autre.
Il voit entrer Pauline Fourès. Elle ne devine pas. Et il ne dit rien. Elle fut un moment de sa vie. Il a été généreux avec elle et il le sera encore s’ils se retrouvent. Mais il s’agit de son destin à lui, plus grand que le destin de tous les autres, et devant lequel il doit être sans faiblesse.
Le 17 août enfin, dans l’après-midi, le courrier de l’amiral Ganteaume arrive. La flotte anglaise a quitté les abords de la côte d’Égypte, sans doute pour aller s’approvisionner en eau à Chypre. Pour quelques jours, la sortie du port d’Alexandrie est possible.
Ne pas attendre. Décider dans l’instant. Avertir ceux qui sont du voyage. Donner les ordres.
S’approcher de Pauline Fourès, l’embrasser, lui donner mille louis et s’éloigner aussitôt, vite. Chevaucher jusqu’à Boulaq et, de là, jusqu’à Alexandrie, et attendre sur la plage que la nuit tombe.
Il a trente ans. Voici qu’à nouveau l’avenir s’ouvre. Tout est possible. Un naufrage. La capture par une croisière anglaise. La condamnation par les Directeurs sous l’accusation de désertion. Ils en sont capables. Ou bien, tout simplement, arriver trop tard, quand quelqu’un – Bernadotte, Moreau, ou Sieyès, ou Barras – aura déjà cueilli la poire mûre, tranché d’un coup de sabre le pédoncule de ce fruit qu’est le pouvoir.
Il regarde la mer dans la nuit qui tombe. Les mâts des deux frégates et ceux des deux avisos se profilent sur l’horizon rouge.
Le général Menou s’approche. Il sera le messager auprès de Kléber, convoqué, mais il faut partir cette nuit même, avant que Kléber n’arrive.
Napoléon prend le bras de Menou, marche rapidement le long de la plage. L’homme bedonnant est essoufflé, ne peut répondre.
— Le Directoire a tout perdu de ce que nous avions conquis, vous le savez, Menou, commence Napoléon. Tout est
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