[Napoléon 1] Le chant du départ
libérée de ses chaînes, on ne hait plus ce peuple. On admire au contraire avec étonnement les « paysans fermes sur leurs étriers » et tout ce pays « plein de zèle et de feu ».
Mais il faut rentrer, retrouver la Corse, la famille qui a besoin de soutien. Il faut suivre Paoli.
Décision de raison plus que d’enthousiasme.
Napoléon écrit donc une nouvelle demande de congé d’un semestre.
Elle est refusée par le colonel Campagnol, qui commande le 4 e régiment d’artillerie. La situation ne permet pas au lieutenant en premier Napoléon Buonaparte d’obtenir un troisième congé, alors que le premier a duré vingt et un mois et le second dix-sept !
Napoléon ne s’avoue pas vaincu.
Un jour d’août, il prend la route pour se rendre au château de Pommier, dans l’Isère, la demeure familiale du maréchal de camp, le baron Du Teil, inspecteur général de l’artillerie.
L’officier n’est pas attaché aux idées nouvelles, mais il n’envisage pas d’émigrer. Et cependant on l’a déjà menacé comme « aristocrate ».
Quand, vers dix heures du soir, Napoléon frappe à sa porte, les domestiques tardent à ouvrir. Napoléon crie son nom plusieurs fois. On l’introduit enfin, et il se félicite aussitôt d’avoir fait le voyage.
Du Teil est heureux de le revoir. Il se souvient parfaitement de ce lieutenant en second qui l’avait étonné à Valence par son obstination au travail, ses qualités.
On parle métier. On déploie des cartes.
Durant plusieurs jours, Napoléon est l’hôte de Du Teil, qui ne résiste pas à la demande de Napoléon. Il accorde une permission de trois mois, avec appointements.
Au moment où il la signe, il regarde Napoléon avec bienveillance. « Vous avez de grands moyens, dit-il. Vous ferez parler de vous. »
Mais tout dépend des circonstances. C’est cela, la guerre.
Le 29 août, Napoléon est de retour à Valence, frémissant d’impatience.
Que Louis se prépare. Lui doit courir aux casernes, se faire payer par le quartier-maître trésorier, régler ses dettes, ses quotes-parts pour les banquets offerts par le régiment.
Le quartier-maître lui verse cent six livres, trois sols et deux deniers.
Rentré à la maison Bou, Napoléon houspille Louis. Mlle Bou s’interpose. Où est l’urgence ? Ils peuvent quitter Valence demain.
Demain ?
Qui sait de quoi sera fait demain ?
1 - 1 lieue: environ 4 kilomètres.
11.
Napoléon, ce 15 septembre 1791, parcourt seul les rues d’Ajaccio. Il dévisage les passants qu’il croise. Son regard les oblige à le saluer ou à détourner la tête. Napoléon veut savoir : sur combien de Corses les Bonaparte peuvent-ils compter ?
Depuis qu’il a débarqué avec Louis, il y a quelques heures à peine, c’est la seule question que Napoléon se pose. Il a écouté d’une oreille distraite les propos de ses frères et soeurs.
Où est Joseph ? a-t-il demandé plusieurs fois.
C’est Lucien, puis Letizia Bonaparte qui ont expliqué que le fils aîné est à Corte, où sont rassemblés les trois cent quarante-six électeurs qui doivent désigner les députés à l’Assemblée législative. Joseph est candidat, comme prévu. Mais tout dépend de Pascal Paoli. Il contrôle le Congrès. Pas une décision ne se prendra contre lui. Les six députés à élire le seront parce qu’il l’aura voulu. À Ajaccio, Joseph a pour rivaux Pozzo di Borgo et Peraldi.
— Il les préférera à Joseph, murmure Letizia Bonaparte.
Napoléon se tait.
Il se souvient des camouflets que déjà Paoli lui a infligés.
— Mes fils sont trop français, ajoute Letizia.
Napoléon s’emporte, quitte la pièce, traverse le jardin à grandes enjambées puis marche lentement dans la rue Saint-Charles.
En cette fin d’après-midi, le soleil est encore chaud, mais l’ombre a déjà gagné les sommets, et la brise de mer glisse dans les ruelles, douce et légère.
Napoléon se dirige vers la place dell’Olmo. Il connaît chaque maison, chaque pavé. Il peut mettre un nom sur presque chaque visage. Il est chez lui. Cette intimité avec les lieux, les gens, les parfums, la couleur de ce crépuscule lui donnent un sentiment de force. Mais il est saisi aussi d’une inquiétude.
Il n’est à Ajaccio que depuis quelques heures, et il lui semble errer dans un labyrinthe. Rien ne lui est étranger. Il a parcouru tous les chemins. Il connaît tous les détours, tous les pièges, et pourtant il craint de ne
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