[Napoléon 1] Le chant du départ
les yeux. Ce n’est pas la première fois qu’on le charge ainsi d’un avenir glorieux et singulier. C’est comme si tous ceux qui lui avaient dessiné un destin lui avaient fait obligation de l’accomplir.
C’est son devoir de devenir ce qu’on espère qu’il sera.
Lorsqu’il rentre dans la maison de la rue Saint-Charles après les obsèques de l’archidiacre, Napoléon est encore plus impatient d’agir.
D’abord, il compte.
Letizia Bonaparte est l’héritière de la petite fortune de l’archidiacre, mais elle la met à la disposition de ses fils. Joseph est retourné à Corte. C’est donc Napoléon qui va gérer la somme qu’on a découverte dans une bourse de cuir glissée sous l’oreiller du mort.
Quand il élève sur la table de la grande pièce du rez-de-chaussée ces colonnes de pièces d’or, Napoléon reste impassible. Son oeil ne brille pas et ses doigts ne tremblent pas. L’argent n’est d’abord qu’un moyen de prendre des assurances pour l’avenir.
Il faut pour cela arrondir son bien. L’oncle Fesch est un conseiller précieux. Il connaît les biens d’Église qui sont mis en vente comme biens nationaux.
Napoléon, au début décembre 1791, visite avec lui les terres de Saint-Antoine et de Vignale, dans la banlieue d’Ajaccio, et la belle maison Trabocchina, située en pleine ville. Ces biens proviennent du chapitre d’Ajaccio : le 13 décembre, ils deviennent propriété commune à parts égales de Napoléon et de Fesch.
Napoléon, à plusieurs reprises, en cette fin d’année 1791, s’en va arpenter ses terres. Il s’immobilise parfois devant la maison Trabocchina. Cela est à lui. Mais, au lieu de l’apaiser, ces acquisitions le portent davantage à agir. Ce n’est pas posséder de la terre et des pierres qui le comblera. Au contraire, ces garanties qu’il se donne l’incitent à avancer.
Et l’argent est un moyen d’action sur les hommes.
Pozzo di Borgo et Peraldi sont influents parce qu’ils sont riches. Ils « achètent » des clients et gratifient des amis. Avec les pièces d’or qui restent, Napoléon pense qu’il peut renforcer le parti des Bonaparte.
Il commence à recevoir et à régaler dans la maison de la rue Saint-Charles. Il entretient son réseau d’amitiés. Mais l’impatience monte.
L’occasion ne tarde pas à se présenter.
Il parcourt la Corse, en ce début d’année 1792, en compagnie de M. de Volney, un « philosophe », un ancien Constituant qui rêve de s’établir en Corse. L’homme pèse à Paris, sa notoriété est importante. Napoléon ne le quitte pas, le conforte dans l’idée qu’en Corse « le peuple est simple, le sol fécond, le printemps perpétuel ». Volney n’est pas qu’un voyageur désintéressé. Tout en dialoguant avec Napoléon, en lui racontant d’une voix enflammée le voyage qu’il a effectué en Égypte, la beauté de ce pays, l’attente dans laquelle il se trouve d’une révolution, Volney cherche des terres à acheter. Il sait que d’immenses propriétés appartenant à la monarchie et concédées gratuitement à certaines familles sont en vente. Napoléon conseille Volney, lui indique que le domaine de Confina, une propriété de six cents hectares, va être adjugé. Bonnes terres et bon prix ! Napoléon exige-t-il, comme un intermédiaire, qu’une partie de ce domaine lui soit réservée par Volney ? Ou bien est-ce une association qui est conclue entre le philosophe et le jeune officier qui n’a pas encore vingt-trois ans ?
Aux questions que lui pose sa mère, Napoléon, de retour à Ajaccio, ne répond pas, il paraît encore plus déterminé et plus impatient.
Ce long dialogue avec l’un des personnages illustres, l’un de ceux dont il a lu les oeuvres, l’a conforté dans l’idée que tout lui est possible. Volney l’a fait rêver de l’Orient, de l’Égypte, de voyages lointains. De Paris, aussi. Napoléon pense cependant : un philosophe, un écrivain, un voyageur, un député à la Constituante, ce n’est que cela ! Napoléon admire et respecte Volney, et en même temps il est déniaisé. Il se sent maintenant l’égal d’un Volney, un homme qui, après tout, veut aussi faire une bonne opération foncière, comme n’importe qui. Mieux encore. Napoléon a la certitude qu’il possède en lui une énergie et une force – ces deux mots de son discours de Lyon lui reviennent – que Volney n’a jamais eues.
Et qui d’autre que lui dispose en soi
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