Nice
Vincente regardait la baie, la ville, et le rouge là-bas, sur les
collines de l’Ouest comme tombe un rideau d’opéra. Il faisait nuit quand ils
entrèrent dans la ville après avoir traversé une large étendue d’ombre et d’eau
où ils devinèrent des cultures maraîchères, de longs alignements de bambous,
quelques arbres. Puis ils prirent une rue droite, la tête pleine encore du
coassement des grenouilles qui peut-être continuait dans ces ruisseaux courant
de part et d’autre de la chaussée. De place en place, un bec de gaz, et des
femmes en groupe assises sur des chaises paillées, des silhouettes aux
vêtements noirs, aux cheveux blancs, dont les mains remuaient inlassablement,
dentelle, tricot ou chapelet. Elles levaient la tête quand Carlo et Vincente
passaient devant elles, elles échangeaient plus vite quelques phrases puis
elles reprenaient leurs murmures, coassement un temps interrompu.
Au bout de la rue, la place. Des arcades, des platanes, une
fontaine et des bruits de voix. Les frères Revelli par la rue de la République
venaient d’atteindre la place Garibaldi.
— Viens, dit Carlo.
Il était attiré par une lumière plus vive, d’un jaune
brûlant que renvoyaient des miroirs placés dans une vitrine où sur le fond
rouge se détachaient de grandes affiches représentant des femmes enveloppées de
châles multicolores, gitanes de théâtre qui esquissaient des pas de danse.
C’était le café de Turin.
La porte vitrée était à double battant et chaque fois
qu’elle s’ouvrait on entendait des applaudissements, les refrains d’un piano
mécanique en même temps que le son aigre d’une flûte et le tintement d’une cymbale.
Vincente était surtout sensible aux odeurs, sueurs, alcool, tabac, sciure
humide aussi.
— Il faudrait dormir, dit-il.
Carlo fouillait dans sa musette, en sortait le gros
porte-monnaie de cuir flétri que la mère avait porté sur elle jusqu’à sa mort.
— Ce n’est pas tous les jours qu’on arrive, dit-il.
Il prit deux pièces d’or dans le porte-monnaie. Le tendit à
Vincente :
— Garde-le, toi, dit-il.
Ils s’étaient approchés de la porte.
— Tu entres ? demanda Vincente.
Carlo ne répondit pas. Il poussait la porte, et Vincente le
suivait, pénétrant dans ce volume imprécis de fumée et de rumeurs. Au fond, sur
une scène, des femmes se tenaient par la taille et chantaient. Des hommes à
demi couchés sur les tables rondes paraissaient rêver. Un serveur bouscula les
Revelli. « Place les paysans, place, de l’air, de l’air. »
Ils trouvèrent une table dans un angle. Un vieux, mais
était-il vraiment vieux ? sa figure était simplement ridée, couverte d’une
barbe à demi rasée, blanche par places, se tourna vers eux.
— Vous venez d’où, Mondovi ? À pied ?
Il n’écouta pas leur réponse, chiquant, crachant sur la
sciure répandue sur le dallage de brique, en forme de losange.
— Qu’est-ce que vous savez faire ?
— On veut travailler, dit Vincente.
— Demain sur la place Garibaldi, à sept heures, on
embauche. Vous verrez les autres, il n’y a qu’à attendre.
Carlo semblait ne pas écouter. Il fixait la scène, le
mouvement des jupes rouges, des jambes gainées de noir. Le martèlement cadencé
des danseuses sautant sur les planches comme les pulsations rapides du cœur.
— Vous savez où dormir ? continuait le vieux. Il y
a l’hôtel du Chapeau rouge, de l’autre côté du Paillon, c’est la rivière. Mais
elle est toujours à sec. Là-bas vous pourrez dormir.
— Va, dit Carlo à Vincente, demain matin sur la place,
à sept heures.
Rejeté comme autrefois, quand Vincente voulait accompagner
Carlo, quel âge pouvait-il avoir alors, douze ans et Carlo vingt. Vincente
commençait à marcher près de lui « Je viens avec toi, Carlo, laisse-moi,
je viens ». Carlo caressait sa moustache qui tirait sur le roux, « fous
le camp », disait-il en desserrant à peine les lèvres, « tu sens
encore le lait, fous le camp ».
Vincente insistait, recevait un coup de pied mais il
s’obstinait, suivant Carlo dans les rues étroites qui montaient de
Mondovi-la-basse à Mondovi-la-haute, vers la place à pans coupés, belle comme
le triptyque doré. Carlo alors, sans même un mot, se baissait rapidement,
prenait une pierre et la lançait vers Vincente, non pas pour l’avertir mais
pour l’atteindre et avant même que Vincente ait compris, Carlo courait vers
lui, dévalant la pente,
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