Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
rageusement.
Le pont sur la Corne d'Or doit unir deux forteresses, c'est un pont royal, un pont qui, de deux rives que tout oppose, fabriquera une ville immense. Le dessin de Léonard de Vinci est ingénieux. Le dessin de Léonard de Vinci est si novateur qu'il effraie. Le dessin de Léonard de Vinci n'a aucun intérêt car il ne pense ni au sultan, ni à la ville, ni à la forteresse. D'instinct, Michel-Ange sait qu'il ira bien plus loin, qu'il réussira, parce qu'il a vu Constantinople, parce qu'il a compris que l'ouvrage qu'on lui demande n'est pas une passerelle vertigineuse, mais le ciment d'une cité, de la cité des empereurs et des sultans. Un pont militaire, un pont commercial, un pont religieux.
Un pont politique.
Un morceau d'urbanité.
Les ingénieurs, les maquettistes, Mesihi, Falachi et Manuel ont les yeux rivés sur Michel-Ange, comme on regarde une bombarde la mèche allumée. Ils attendent que l'artiste se calme.
Ce qu'il fait. Son regard pétille, il sourit, on dirait qu'il vient de sortir d'un songe trop agité.
Il écarte du pied les débris de la maquette, puis dit calmement :
— Cet atelier est magnifique. Au travail. Manuel, emmène-moi voir la basilique Sainte-Sophie, s'il te plaît.
Le 18 mai 1506 Michelangelo Buonarroti, debout sur la brève esplanade, observe l'église qui, cinquante ans plus tôt, était encore le centre de la chrétienté. Il pense à Constantin, à Justinien, à la pourpre des empereurs et aux croisés plus ou moins barbares qui y entrèrent à cheval pour en ressortir chargés de reliques ; il repensera, vingt ans plus tard, au moment de dessiner un dôme pour la basilique Saint-Pierre de Rome, à la coupole de cette Sainte-Sophie dont il aperçoit le profil depuis la place où les Stambouliotes se pressent pour la prière de l'après-midi, guidés par l'horloge humaine du muezzin.
A ses côtés, Mesihi, l'enfant de Pristina, se rappelle peut-être lui aussi son émotion en arrivant pour la première fois à Constantinople, à Istanbul, depuis peu résidence du sultan et capitale de l'Empire ; toujours est-il qu'il prend le sculpteur par le bras et lui dit, en désignant les fidèles qui passent dans l'immense narthex du bâtiment :
— Suivons-les , maestro.
Et Michel-Ange, aidé par la main du poète et la fascination qu'exerce sur lui le sublime édifice, surmonte sa peur et son dégoût des choses musulmanes pour y pénétrer.
Le sculpteur n'a jamais rien vu de semblable.
Dix-huit piliers des plus beaux marbres, des dalles de serpentine et des placages de porphyre, quatre arcs en plein cintre qui portent un dôme vertigineux. Mesihi le conduit à l'étage, sur la galerie d'où l'on domine la salle de prière. Michelangelo n'a d'yeux que pour la coupole, et surtout, pour les fenêtres par lesquelles s'introduit, en force, un soleil découpé en carrés, une lumière joyeuse qui dessine des icônes sans images sur les parements.
Une telle impression de légèreté malgré la masse, un tel contraste entre l'austérité extérieure et l'élévation, la lévitation, presque, de l'espace intérieur, l'équilibre des proportions dans la simplicité magique du plan carré où s'inscrit parfaitement le cercle du dôme, le sculpteur en a presque les larmes aux yeux. Si seulement Giuliano da Sangallo son maître était là. Le vieil architecte florentin se mettrait sans doute immédiatement à dessiner, à relever des détails, à tracer des élévations.
En dessous de lui, dans le chœur, les fidèles se prosternent sur les innombrables tapis: Ils s'agenouillent, posent le front à terre, puis se relèvent, regardent leurs mains tendues devant eux comme s'ils tenaient un livre, avant de les porter à leurs oreilles pour mieux entendre une clameur silencieuse, et s'agenouillent à nouveau. Ils marmonnent, psalmodient, et le bruissement de toutes ces paroles inaudibles bourdonne et se mêle à la lumière pure, sans images pieuses, sans sculptures qui détournent de Dieu le regard ; seules quelques arabesques, des serpents d'encre noire, semblent flotter dans l'air.
Etres étranges que ces mahométans.
Etres étranges que ces mahométans et leur cathédrale si austère, sans même une image de leur Prophète. Par l'intermédiaire de Manuel, Mesihi explique à Michel-Ange que les enduits de plâtre blanc dissimulent les mosaïques et les fresques chrétiennes qui recouvraient autrefois les murs.
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