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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Titel: Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Mathias Enard
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voisin.  
    Il dessine tout le jour, épuise en un rien de temps trois sanguines et deux mines de plomb.  

 
     
     
     
     
    Les jours passent, Michel-Ange commence à se demander s'il n'a pas commis une erreur. Il hésite à écrire une lettre à Sa Sainteté. Rentrer en grâce et repartir à Rome. Jamais. A Florence, la statue du David a fait de lui le héros de la ville. Il pourrait accepter les commandes que l'on ne manquera pas de lui passer lorsqu'on apprendra son retour, mais cela déclencherait la furie de Jules avec qui il est engagé. L'idée de devoir s'humilier une fois de plus devant le pontife lui provoque un bel accès de rage.  
    Il brise deux vases et une assiette de majolique. Puis, calmé, il se remet à dessiner, des études d'anatomie, principalement.  
    Trois jours plus tard, après les vêpres, précise Ascanio Condivi, il reçoit la visite de deux moines franciscains, qui arrivent trempés par la pluie battante. L'Arno a beaucoup grossi ces derniers jours, on redoute une crue. La servante aide les moines à se sécher; Michel-Ange observe les deux hommes, leurs robes maculées de boue à l'ourlet, leurs chevilles nues, leurs mollets maigres.  
    - Maître, nous venons vous transmettre un message de la plus haute importance.  
    - Comment m'avez-vous trouvé ?  
    Michel-Ange pense amusé que Jules II a de bien piètres envoyés.  
    - Sur indications de votre frère, maître.  
    - Voici une lettre, pour vous, maestro . Il s'agit d'une requête singulière, provenant d'un très haut personnage.  
    La lettre n'est pas cachetée, mais scellée de caractères inconnus. Michel-Ange ne peut s'empêcher d'être déçu en voyant qu'elle ne provient pas du pape. Il pose la missive sur la table.  
    - De quoi s'agit-il ?  
    - D'une invitation du sultan de Constantinople, maître.  
    On imagine la surprise de l'artiste, ses petits yeux qui s'écarquillent. Le sultan de Constantinople. Le Grand Turc. Il retourne la lettre entre ses doigts. Le papier ciré est une des plus douces matières qui soient.  

 
     
     
     
     
    Assis dans les souffles de l'Adriatique, dans un bateau sur l'Adriatique, Michel-Ange regrette. Son estomac se tord, ses oreilles bourdonnent, il a peur. C'est la vengeance divine, cette tempête. Au large de Raguse, puis devant la Morée, il a en tête la phrase de saint Paul: "pour apprendre à prier il faut aller sur la mer", et la comprend. L'immensité de la plaine marine l'effraie. Les mousses parlent un affreux patois nasillard qu'il n'entend qu'à moitié.  
    Il a quitté Florence le 1 er   mai pour s'embarquer à Ancône, après six jours d'hésitations. Les franciscains sont revenus à trois reprises, à trois reprises il les a renvoyés en leur demandant d'attendre encore. Il a lu et relu la lettre du sultan, en espérant qu'un signe du pape mette entre-temps fin à ses incertitudes. Jules II devait être trop occupé avec sa basilique et les préparatifs d'une nouvelle guerre. Après tout, servir le sultan de Constantinople voilà une belle revanche sur le pontife belliqueux qui l'a fait jeter dehors comme un indigent. Et la somme offerte par le Grand Turc est faramineuse. L'équivalent de cinquante mille ducats, soit cinq fois plus que le pape l'a payé pour deux ans de travail. Un mois. C'est tout ce que demande Bayazid. Un mois pour projeter, dessiner et débuter le chantier d'un pont entre Constantinople et Péra, faubourg septentrional. Un pont pour traverser ce que l'on appelle la Corne d'Or, le Khrusokeras des Byzantins. Un pont au milieu du port d'Istanbul. Un ouvrage de plus de neuf cents pieds de long. Michel-Ange a mollement essayé de persuader les franciscains qu'il n'était pas qualifié. Si le sultan vous a choisi, c'est que vous l'êtes, maître, ont-ils répondu. Et si votre dessin ne convient pas au Grand Turc, il le refusera, tout comme il a déjà refusé celui de Léonard de Vinci. Léonard ? Passer après Léonard de Vinci ? Après ce lourdaud qui méprise la sculpture ? Le moine, sans trop s'en rendre compte, a immédiatement trouvé les mots pour convaincre Michel-Ange : Vous le dépasserez en gloire si vous acceptez, car vous réussirez là où il a échoué, et donnerez au monde un monument sans pareil, comme votre David.  
    Pour le moment, adossé à un bastingage de bois humide, le sculpteur sans égal, futur peintre de génie et immense architecte n'est plus qu'un corps, tordu par la peur et la nausée.

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