Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants
emplit de larmes qui ne couleront pas ; comme dans l'après-midi à Sainte-Sophie, comme chaque fois qu'il touche la Beauté, ou l'approche, l'artiste frémit de bonheur et de douleur mêlés.
Mesihi, à ses côtés, l'observe ; il le voit pris par ce plaisir du corps et de l'âme ensemble que seul l'Art, ou peut-être l'opium et le vin, peut offrir, et il sourit, content de découvrir que l'hôte étranger s'émeut au rythme des bijoux androgynes qu'il ne quitte pas du regard.
Après la visite de la basilique, Michel-Ange a souhaité se reposer un peu, non sans avoir donné auparavant un premier ordre à son équipe, que Manuel s'est empressé de transmettre : Il me faut absolument des plans et relevés de Sainte-Sophie, coupes et élévations. Rien de plus facile, lui a-t-on assuré, mais pour quoi faire ? Le sculpteur est resté évasif. Puis il s'est retiré dans la sobriété de sa chambre, absorbé par le papier et la plume jusqu'à ce que les voix toujours surprenantes de ces cloches humaines au haut des minarets lui confirment, avec l'ombre s'allongeant sur sa page, que le soleil venait de se coucher. Il avait écrit deux lettres, l'une à son frère Buonarroto à Florence, pour donner des instructions au sujet de son frère cadet Giovan Simone, et l'autre à Giuliano da Sangallo à Rome, courrier qu'il confiera le lendemain au marchand Maringhi. Il les avait à peine pliées que Manuel a frappé à sa porte, pour lui annoncer la visite de Mesihi de Pristina, qui souhaitait le convier à une soirée ; ensuite, on boirait et on souperait, si le cœur lui en disait. Michel-Ange a hésité, mais la douce insistance de l'interprète et du poète ainsi que la présence possible du grand vizir Ali Pacha en personne l'ont décidé.
Il s'est donc laissé conduire, à pied à travers les rues tièdes de la ville. Les boutiques fermaient, les artisans cessaient le travail ; les parfums des roses et du jasmin, décuplés par le soir, se mêlaient à l'air marin et aux effluves moins poétiques de la. Cité. Le sculpteur, encore ébloui par sa visite de l'après-midi, était étonnamment bavard. Il a expliqué à Mesihi à quel point Constantinople lui rappelait Venise, qu'il avait visitée dix ans auparavant ; il y avait quelque chose de Sainte-Sophie dans la basilique Saint-Marc, quelque chose qui s'y exprimait de façon brouillonne, étouffée par les piliers, quelque chose que l'artiste ne savait pas réellement décrire, peut-être juste l'illusion du souvenir. Mesihi l'a interrogé sur Rome, sur Florence, sur les poètes et les artistes ; Michel-Ange a parlé de Dante et de Pétrarque, génies indépassables dont ni Manuel ni Mesihi n'avaient jamais entendu le nom de Laurent le Magnifique, regretté patron des Arts qui avait transformé Florence. La conversation est passée à Léonard de Vinci, seul personnage que Manuel et Mesihi pouvaient citer ; Michel-Ange a essayé de leur expliquer que le vieil homme était détestable, prêt à se vendre à toutes les bourses, à aider toutes les armées en guerre, avec des idées d'un autre temps sur l'Art et la nature des choses. Mesihi a raconté comment, au début de son règne, le sultan Bayazid avait été en guerre avec le pape, à cause de son frère Djem, rival renégat, qui s'était réfugié en Italie, à Rome d'abord, puis auprès du roi de Naples ; comment cette guerre avait été suivie d'une autre, avec la république de Venise. L'Empire n'était en paix avec les puissances d'Italie que depuis quelques années.
Ils sont parvenus à une porte ferrée au milieu de hauts murs sans fenêtres, porte dans laquelle s'est ouvert bien vite un judas. Un serviteur les a introduits dans une cour fleurie, éclairée de flambeaux. Dans une pièce au plafond de bois qui donnait sur ce patio on avait installé des coussins et des tapis. On leur a servi des boissons parfumées et des fruits rafraîchis. Puis d'autres convives sont arrivés ; parmi eux le vizir Ali Pacha et son inséparable page génois, ils ont salué Michel-Ange avec une distance que l'artiste a jugée humiliante, le concert a commencé, le sculpteur s'est ému, et à présent il hésite à applaudir la danseuse ou le danseur qui vient d'achever son extraordinaire parade. Mais il se retient, voyant que l'assistance se contente de reprendre ses bavardages sans autre marque d'admiration. Mesihi se retourne vers lui, et lui demande en souriant, dans son franc étrange, si le spectacle est à son goût. Le
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