Prophétie

Dorothy !
    — À toi aussi, Matthew ! fit-elle en me pressant très fort la main. Comment va ta santé ?
    — Ça va pour le moment. » Mon dos m’avait souvent causé des ennuis, mais, ayant consciencieusement exécuté durant les derniers mois les exercices prescrits par Guy, mon ami médecin, je me sentais beaucoup mieux.
    « Tu as bonne mine.
    — Et toi, à chaque nouvel an, tu as l’air de rajeunir. Que celui-ci t’apporte paix et prospérité !
    — Je l’espère ! Bien qu’un étrange événement semble de mauvais augure. Tu es au courant ? Deux énormes poissons gris, chacun presque aussi gros qu’une maisonnette, se sont échoués sur la berge de la Tamise. Ils devaient se trouver sous la glace. »
    L’éclair qui brillait dans ses yeux indiquait qu’elle trouvait l’histoire délicieusement absurde, comme tant de choses en ce bas monde.
    « Ils étaient vivants ?
    — Non. Ils gisent dans les bancs de vase de Greenwich. Les gens traversent London Bridge par centaines pour les voir. Tout le monde affirme que, puisqu’on les a trouvés la veille du dimanche des Rameaux, leur apparition présage quelque redoutable prodige.
    — En ce moment tout le monde voit des mauvais présages partout. C’est une nouvelle obsession chez les évangélistes zélés de Londres.
    — En effet. »
    Elle me fixa, percevant peut-être une note d’amertume dans ma réponse. Vingt ans plus tôt, Dorothy, Roger et moi avions été partisans de la réforme dans l’espoir de voir naître une nouvelle fraternité chrétienne dans le monde. Eux y croyaient toujours. Toutefois, si beaucoup de leurs invités avaient également été jadis des réformateurs, la plupart se contentaient désormais de mener une vie professionnelle tranquille, effrayés et déçus par les vagues successives de conflits religieux et de répression qui avaient déferlé avec de plus en plus de force ces dix dernières années, depuis la rupture du roi avec Rome. Tout comme moi. Dorothy devinait-elle que la foi m’avait quasiment quitté ?
    « Quant à nous, nous avons eu une bonne nouvelle, dit-elle pour changer le sujet. Aujourd’hui nous avons reçu une lettre de Samuel. Les routes de Bristol ont dû rouvrir… Et en lisant entre les lignes, je devine qu’il a une petite amie. »
    Samuel était le fils unique, l’enfant chéri de Roger et de Dorothy. Quelques années auparavant, la famille s’était installée à Bristol, ville dont Roger était originaire et où il avait obtenu le poste de bailli. L’année d’avant, il avait repris un cabinet d’avocat à Lincoln’s Inn,mais Samuel, à présent âgé de dix-huit ans et apprenti drapier, avait décidé de rester là-bas, au grand dam de ses parents.
    « Es-tu certaine de ne pas prendre tes désirs pour des réalités ?
    — Non. Il cite un nom. Elizabeth. La fille d’un marchand.
    — Il ne pourra pas se marier avant d’avoir terminé son apprentissage.
    — Parfait. Ainsi ça lui donnera le temps de s’assurer qu’ils sont faits l’un pour l’autre. » Elle eut un sourire espiègle. « Et à moi celui d’envoyer peut-être un espion à Bristol. Pourquoi pas Barak, ton assistant ? Il paraît qu’il est doué pour ce genre de mission.
    — Barak a trop de travail à faire pour moi, m’esclaffai-je. Il te faudra trouver un autre espion !
    — J’apprécie beaucoup son humour caustique. Il va bien ?
    — Sa femme et lui ont perdu un enfant l’année dernière. Ça l’a fortement ébranlé, même s’il le cache.
    — Et elle ?
    — Je n’ai pas revu Tamasin depuis. Je me dis toujours que je devrais aller leur rendre visite. Oui, il faut absolument que j’y aille. Elle a été gentille avec moi quand j’ai souffert de ma fièvre.
    — Par conséquent, la Cour des requêtes occupe tout ton temps. Et te voilà nommé “sergent royal”. J’ai toujours su que tu atteindrais un jour cette haute position.
    — Oui. C’est un travail intéressant », répondis-je en souriant. Cela faisait plus d’un an que l’archevêque Cranmer m’avait nommé à l’un des deux postes d’avocats chargés de plaider devant la Cour des requêtes, où se traitent les plaintes déposées par les indigents, et le titre de « sergent royal » est inhérent au poste.
    « Je n’ai jamais autant apprécié un travail, repris-je. Même si le nombre de dossiers à traiter est considérable et si certains clients… Disons que la pauvreté ne rend pas les