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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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laisser tomber (« Ah,
mais je suis quand même innocent ! ») quand il se brûle.
    Ma mère se réconcilie tout d’un coup avec Ditha, lui fait
même un cadeau. Elle m’a soudain chargée d’inviter Ditha dans sa maison, en m’expliquant :
« Il se fait tard. » Elle veut parler de la mort. Son quatrième mari
est mort pendant que je me suis mise à écrire, elle est vieille et seule. Il y
a si longtemps que ma mère n’a pas revu cette femme qui l’appelle toujours « maman »
qu’en se revoyant elles se regardent longuement avant de s’assurer mutuellement
qu’elles n’ont pas changé : la phrase typique des gens effarés de voir
combien l’autre a changé avec les années. J’ai peine à croire que l’harmonie
persiste, mais Ditha est ravie ; elle se met hélas aussitôt à donner des
ordres à ma mère. J’interviens, et me retrouve dans le rôle de la cadette qui
veut mettre son grain de sel. Tout est comme jadis, il y a longtemps. Tout est
de nouveau ouvert et inachevé, et il me faut mettre un point final, sinon, demain,
cela ne sera plus vrai non plus.
    Détritus de la nuit, rejetés le matin sur le rivage :
ressentiments, haines, complaisances – qui sait ce dont on a rêvé ? On se
réveille comme après un bain dans la mer Morte, l’âme toute poisseuse de sel et
de produits chimiques.
    Si alors on s’habille à la hâte et qu’on parte prendre son
service, on emporte avec soi les sueurs de la nuit. Seuls m’amusent les écarts
qui ne vont pas avec le personnage. La vieille femme qui peu à peu prend de la
place en moi parle au chat jusqu’à ce qu’il réponde en miaulant et que je
puisse imaginer que c’est un dialogue. Faire le café, lire le journal. Je note
quelques phrases incohérentes, par exemple sur ce qui m’est venu entre chien et
loup, des graffitis, des peintures rupestres (que le visiteur de la grotte, sous
l’éclairage artificiel, ignorera d’abord comme si c’étaient des gribouillis, jusqu’à
ce qu’un œil plus attentif perçoive des silhouettes maladroites et déchiffre
leur intention magique), je les réécris, les relis, cela ne me plaît pas, car
la langue fournit ses clichés gratuitement, les formules usées et les mots
éculés vous tombent dessus comme des fientes d’oiseaux sur les essuie-glaces – tu
entends, le chat ? – et comme la publicité qui se mêle au vrai courrier
dans la boîte à lettres. Donc : trier, effacer, trouver laborieusement les
mots du jour pour des pensées nées dans la pénombre et encore immatures.
    Je retrouve en fouillant un poème ancien. La feuille a jauni,
le texte est plein de fautes de frappe. Il date des années soixante, de l’époque
de mon premier ou deuxième retour en Allemagne :
    REFUS
DE TÉMOIGNER
    J’ai pu me fondre parmi les touristes,
Et me réfugier dans les halls de gare.
Mon avis de recherche était sur tous les murs,
J’étais connue sous des noms différents
Et recherchée sous diverses coiffures.
    Là où l’on construit les immeubles neufs
(Où chaque brique et chaque clou me reconnaît !),
J’ai osé m’arrêter, regarder, pénétrer
Dans la vie quotidienne que mènent les femmes :
Le soleil quotidien m’a laissé des brûlures.
    Partout j’ai été accusée,
Partout on m’a refusé l’entrée.
Tous les gendarmes m’ont interrogée,
Où que j’aille, sur les morts.
    Chaque interrogatoire a trait à ce qui s’est
Passé tout près de moi, oui, mais sans moi.
J’y assistais, comment dire le contraire ?
Mais les plus mensongers parmi tous les témoins
Sont loin d’être aussi peu fiables que je suis.
    Le premier revenant peut me déposséder,
Car je dois repartir si l’un d’eux me dit : « Parle. »
    C’est pleurnichard. Mal débrouillé. Débrouillons encore :
finalement, ils m’ont fait un croche pied, je suis tombée sur la tête, et ce
qui m’est venu alors, ou ce qui en est sorti, je l’ai dit en témoignage.
    À présent ils peuvent me laisser tranquille et m’épargner d’autres
déménagements.
    Pour finir, une adresse, pour expédition.
    À qui d’autre qu’à vous, qui avez participé aux débuts de ce
témoignage, quand j’étais couchée et paralysée, et qui ensuite l’avez lu par
morceaux, discuté, et parfois vécu avec moi ? Puisse-t-il bien vous
parvenir.
    Aux amis de Göttingen – un livre allemand.
    Irvine, Californie, juillet
1991

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