Retour à l'Ouest
l’Empire tombe. Nous sommes en 1815. La
Restauration dure paisiblement quinze ans, le temps pour une nouvelle génération
d’entrer en scène, le temps pour le peuple de panser ses plaies après « l’épopée ».
Charles X s’aperçoit tout à coup, en juillet 1830, qu’il y a quelque chose de
changé. Il monte précipitamment en voiture et les banquiers doivent déjà se donner
quelque mal pour escamoter la république. De la révolution de juillet 1830 et
du soulèvement des canuts lyonnais en 1831 [34] à la révolution de 1848, dix-huit années s’écoulent pendant lesquelles une
classe nouvelle a pris conscience d’elle-même. Les prolétaires renversent la
monarchie de Juillet, la revendication socialiste est pour la première fois
affirmée dans l’histoire ; mais le quatrième état est encore trop inexpérimenté
pour vaincre, il faut le génie d’un Marx pour discerner dès alors sa puissance
et son avenir (encore, ce génie de Marx les contemporains le méconnaissent-ils).
Un Bonaparte s’installe pour dix-huit ans (1852-1870). La guerre qu’il a voulue,
car pas un bouton de guêtre ne lui manquait pour la promenade militaire de
Berlin, le mène à Sedan et révèle, par la Commune, que le prolétariat, saigné
en 1848 au faubourg Saint-Antoine, est redevenu quelqu’un. Sans doute, la
défaite de la Commune lui coûte-t-elle cher, mais on a beau le massacrer dans
les casernes, au Père-Lachaise, à Satory [35] ,
on a beau déporter les rescapés des fusillades, il demeure la classe la plus nombreuse,
essentielle dans la production, et le temps fait son œuvre. Une vingtaine d’années
plus tard, c’est lui qui, pendant l’hystérie du boulangisme et les orages de l’affaire
Dreyfus, empêche la conquête de la III e République par les classes
réactionnaires. Encore vingt années, relativement paisibles cette fois, car le
capitalisme est en plein essor dans le monde, et l’organisation de la classe
ouvrière française qui marque presque simultanément deux grandes dates : la
constitution du parti socialiste unifié (1905) et l’apparition de la puissance
syndicaliste, avec une CGT soudainement redoutable.
Ainsi, de vingt en vingt années, pendant un siècle, les
masses populaires et le prolétariat français avancent, tombant pour se relever,
transformant à la longue, pour plus tard, les défaites les plus douloureuses en
gages de victoire… Non, l’histoire, pour qui la considère sous cet angle, n’est
pas un stérile roman où les généraux gagnent des batailles. La simple lecture
de ces dates nous éclaire sur notre temps. Je lis dans une publication
syndicaliste française qu’« il faut remonter à l’action du 1er mai 1906
pour les huit heures pour trouver presque l’équivalent » des grandes
grèves spontanées qui viennent de conférer en France, à la victoire électorale
du Front populaire, un caractère tellement significatif [36] … C’est que les
vides causés dans les rangs du prolétariat par la guerre vont être comblés :
le temps a fait son œuvre en dix-huit années, le géant sort de sa torpeur. Tenons
compte des années creuses, c’est-à-dire des années où les jeunes gens nés entre
1914 et 1918 atteignent l’âge du service militaire ; ces classes, moins
nombreuses que celles de l’après-guerre, ne sauraient avoir la pleine vigueur
de celles qui les précèdent et les suivent. Mais les années creuses seront
terminées en 1937-1938.
Les considérations sont valables pour toute l’Europe
belligérante de naguère. Une confirmation latérale leur vient du fait que dans
toute l’Europe non belligérante – pays scandinaves, Espagne – la classe
ouvrière occupe déjà des positions avancées. Les beaux jours de la réaction
finissent. M. de La Rocque ne sera pas
dictateur. Et les dictateurs en place vont devoir jeter du lest – tout au moins.
Les années qui viennent seront pleines de luttes, sans doute, mais à travers
ces luttes la puissance ouvrière ne pourra que se déployer de plus en plus
largement. Nous verrons de grandes choses.
L’Amer
27-28 juin 1936
J’entre, à Uccle, dans une maison amie et j’apprends que
Gorki n’est plus [37] .
Il fait très calme, deux fillettes jouent dans le jardin. Une grande vie pleine
d’élans et de chutes vient de finir. Il y a deux mois, à Moscou, on me le
disait à bout de forces, usant un dernier lambeau de poumon, déprimé par l’approche
de la fin. Il aimait avidement la
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