Retour à l'Ouest
vie, il a dû la voir s’écarter de lui avec
une tristesse dure, pleine de révolte et d’amertume. Gorki, l’Amer [38] . Deux mois de
lutte sans espoir contre la fin, la fin amère. Sans doute s’acharnait-il encore
à travailler, travailler. Il aura travaillé jusqu’aux jours de l’angoisse.
Boulanger, aide-maçon, débardeur, trimardeur, vagabond – quelle
enfance, quelle jeunesse rude, mais pleine, mais vécue âprement ! Vers
onze ans, a-t-il noté, il rêvait déjà d’écrire et il écrivait quelque chose
comme ceci : « Il fait triste, je voudrais abîmer la figure à quelqu’un. »
Son instinct le situait, comme vous voyez, très loin des moralistes classiques
d’Occident, MM. Chamfort ou de la Rochefoucauld. Pas de sang bleu dans les
veines, mais du sang très rouge, du sang plébéien. Une façon de mordre à l’existence
comme à un fruit mûr, de juger les hommes sans indulgence, d’aller brutalement,
sensuellement, au fond de leur vilénie et tout à coup d’y découvrir quelque
chose de lumineux, pas grand-chose, assez toutefois pour s’exclamer : Nom
d’un chien, c’est quand même beau d’être un homme ! Il eut vite le grand
succès, fut célèbre à trente ans, reçu en égal par les autres grands Russes, Tolstoï,
Tchekhov, Andreïev , Kouprine … Déjà
tuberculeux, condamné à passer toute sa vie en tête-à-tête avec cette mort aux
aguets, toujours proche, que l’on fuit patiemment dans les pays de soleil. Cela
lui valut de connaître l’Italie, après la Crimée où finissait, du même mal, un
autre géant, le plus subtil et le plus profond des psychologues russes depuis
Dostoïevski, Anton Tchekhov.
Il connut naturellement la prison à l’époque de la première
révolution russe (1905) [39] .
La protestation des intellectuels d’Occident l’en tira. Les libres États-Unis d’Amérique
le refoulèrent. Les milliardaires craignaient l’Amer. Les années passaient, marquées
par des œuvres denses qui restent, qui resteront :
Foma Gordéev
,
Les Trois
,
Dans les bas-fonds
,
Les
Vagabonds
, enfin
La Mère
[40] , cette simple
épopée ouvrière où le vieux motif russe de la résurrection morale anime la
pensée socialiste. Quelque part à Capri, Maxime Gorki jouait aux échecs avec le
leader, fort peu connu, d’un groupe social-démocrate russe, Lénine. La grande
révolution venue, le romancier et le politique se retrouvèrent – amis – face à
face – adversaires – au service de la même cause, devant un autre échiquier. L’un
prenait le pouvoir, l’autre dirigeait un quotidien,
Novaïa Jizn
(
La Vie
Nouvelle
) [41]
.
L’Amer alla loin dans le sarcasme, l’ironie, l’invective
contre Lénine et Trotski. Laissons ces pages courageuses et désolantes. De la
révolution faisant sa trouée à travers les misères sans nom et sans fond de la
guerre, Gorki voyait surtout le chaos, l’inhumanité. Il souffrait, sa foi en l’homme
défaillait. Et jamais il n’avait bien compris certaines choses, plus poète que
militant. « Pourvu, disait de lui Lénine, qu’il ne fasse pas de politique ! »
Il se rallia un peu plus tard, pas complètement, en bougonnant. C’est alors que
je le connus, en des journées assez terribles.
Grand, maigre, un peu voûté, toussotant, le torse moulé dans
un chandail gris, des épaules un peu raides, un visage osseux, terreux, heurté
de paysan russe – comme Tolstoï – à la moustache en forte brosse, les cheveux
drus –, et cet extraordinaire regard indifférent ou soucieux en général, qui
tout à coup s’éclairait, tout en lueurs d’acier ou de glacier – du bleu, du
gris, du froid, une intelligence éblouie, éblouissante, étonnamment nette. Je
le voyais dans son cabinet du Kronverski Prospect [42] . Derrière lui des
livres en toutes langues qu’il aimait à manier, à se faire expliquer, ne lisant
lui-même que le russe. (Ce désir d’embrasser l’univers ! Je me souviens qu’à
cette époque l’un de ses adjectifs favoris était :
planétaire
…) Sur la table une potiche
chinoise. On voyait par la fenêtre un vaste boulevard blanc de neige où des gamins
patinaient entre les rails du tram. Des gens – affamés – passaient, tirant
après eux des sacs, parfois un cercueil, sur de petits traîneaux. Les plus
maigres soldats du monde, vêtus de longues capotes couleur de terre, cheminaient
dans la blancheur boréale. Je sortais de là avec ce sentiment presque
indéfinissable que l’on
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