Retour à Soledad
plusieurs semaines. Les yeux des nouveau-nés sont tous gris, dit Lamia.
– J'espère qu'il aura les yeux de sa maman, que je remercie de m'avoir fait ce beau cadeau, crut bon de dire Charles en caressant la joue de sa femme.
Le docteur Kermor autorisa à la mère un peu de champagne et Lamia mouilla d'une goutte de vin les lèvres du bébé.
– Votre bon roi Henri IV, qui rendit l'honneur aux protestants, avait eu droit à du jurançon dès sa venue au monde. Votre fils est encore mieux traité, plaisanta Lamia avant de faire évacuer la chambre, Ounca Lou ayant besoin de se reposer et de dormir.
Ce soir-là, Ma Mae confectionna un dîner de fête avec conques frites, langoustes et compotes de fruits. Pour la première fois depuis longtemps, le major Edward Carver s'assit à la table de Fish Lady. Tandis qu'on passait les plats, Charles se demanda si le major, qui lui avait avoué un jour avoir été très amoureux de la sœur de lord Simon, conservait encore pour cette femme étrange un tendre sentiment. Les regards qu'ils échangeaient, comme leurs propos, paraissaient empreints d'une aisance étudiée. Charles se plut à imaginer que leurs pensées vagabondaient bien au-delà des mots.
Au dessert, Desteyrac dit ce que tous les convives souhaitaient entendre.
– Naturellement, chère Lamia, vous êtes de mon fils la marraine toute désignée. Ounca Lou y tient autant que moi !
– Savez-vous que c'est là un honneur mais aussi une lourde responsabilité. Après que j'ai été un peu plus que la marraine de la mère, vous me demandez d'être celle de son fils, de votre fils ! Je suis ravie, mais consciente des devoirs que cela m'impose.
– En effet. Nous disons en France qu'en cas de... déficience ou de disparition des parents d'un enfant, parrain et marraine doivent assumer le destin de l'orphelin. C'est bien ce que vous avez fait pour Ounca Lou, précisa Charles.
– Je m'engage donc, mais il faut un parrain solide et généreux, n'est-ce pas ? émit Lamia, le regard au plafond.
– Ounca Lou et moi avons pensé que le major Carver ferait un bon parrain... s'il accepte ce rôle, dit Charles.
– Trop vieux, mon cher, trop vieux ! Savez-vous que je vais sur mes soixante-cinq ans ? J'aurai quitté ce monde avant que votre fils ne sache ses prières. Mais votre courtoisie me touche, croyez-le bien.
– Comment, trop vieux ? Vous vous défilez, Edward. Dommage, j'aurais aimé vous avoir pour compère. Et puis, vous auriez été obligé de me faire un cadeau comme au nouveau-né. En France, c'est la règle, n'est-ce pas, Charles ? C'est peut-être ce qui vous retient, vieil avare, ajouta Fish Lady avec une feinte irritation qui amusa la tablée.
– Étant le médecin du major, je le vois capable de conduire son filleul au bordel à la fin de ses études. Car ce rôle revient aussi à un parrain consciencieux, lança Uncle Dave, souvent grivois.
– Mieux vaut le conduire d'abord au temple ! Vous êtes un fieffé éducateur, Dave. Il est heureux que vous n'ayez pas fait d'enfant, commenta Lamia avant d'interpeller le major.
» Alors, vieux croque-mitaine, décidez-vous ! Je prendrais comme une offense votre refus de parrainer cet enfant avec moi.
Edward Carver posa sur lady Lamia un regard chargé d'émotion contenue, puis il aligna sans hâte son couvert et parut s'absorber un moment dans la contemplation de son verre de vin qu'il finit par vider.
– C'est bon, Charles. Si vous y tenez, je serai le parrain de votre fils. Mais ne m'en veuillez pas si je quitte le champ d'honneur avant la victoire, finit par articuler le major d'une voix voilée, aussitôt couverte par les applaudissements.
À peine avait-il donné cet assentiment que Lamia, quittant sa place, fit le tour de la table et vint embrasser son vieil ami sur le front. Il la retint par l'épaule et, levant vers elle un visage que Charles vit soudain rajeunir et se colorer du rose de la confusion, Edward écarta d'une main la toison de Fish Lady et lui glissa à l'oreille des mots que personne n'entendit.
Après le dîner, les hommes se retrouvèrent autour du porto et des cigares, puis, l'heure du coucher étant venue, ils se séparèrent après avoir supputé la date de retour du Phoenix .
– Les orages des jours derniers donnent à craindre que la saison des ouragans ouvre tôt cette année. Le commandant Colson serait bien
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