Rive-Reine
copieux, composé d’un potage nommé minestrone, de charcuterie, d’un poulet parfumé aux herbes, d’une grappe de raisin doré aux grains énormes dont la pulpe lui parut beaucoup plus sucrée que celle du raisin de Belle-Ombre. Quant au vin blanc contenu dans une bouteille à col haut et fin, serrée dans un fourreau de paille, il se révéla plus capiteux que ceux des vignes de Lavaux. La chambre, aussi vaste qu’une salle de l’Académie de Lausanne, dont le plafond à caissons devait se trouver au moins à trois mètres du plancher, était pourvue d’une cheminée à manteau de marbre et d’un lit à baldaquin où quatre personnes eussent tenu à l’aise. Les boiseries d’acajou, les lourdes portes à loquet de bronze, les copies de Canaletto accrochées aux murs, le parquet ciré et glissant comme une patinoire conféraient au lieu une noblesse palladienne et un confort désuet. Deux portes-fenêtres ouvrant sur d’étroits balcons à balustres trilobés donnaient sur un quai animé et, par-delà, sur la lagune où circulaient d’innombrables bateaux de toute taille. Ce ballet nautique n’allait pas sans cris, appels, insultes et chansons, tout gondolier étant ténor ou baryton. Accoudé à la balustrade, Axel suivit la lente descente d’un crépuscule cuivré sur la basilique blanche de San Giorgio Maggiore, sanctuaire insulaire aposté comme une sentinelle en face de l’hôtel, tandis que sur les eaux noires de la lagune couraient des douzaines de feux follets, les lanternes des gondoles.
L’air fraîchit, mais, bien que rompu de fatigue, Axel retarda le moment de se mettre au lit, car il savait les pensées de cette heure-là inéluctables. Depuis des semaines, lui revenaient les images obsédantes des événements qui l’avaient conduit à se trouver ainsi, en cette nuit de fin octobre 1819, à Venise. Dans cette étrange ville, le drame qui avait fait éclater sa famille et détruit plusieurs bonheurs lui parut soudain lointain et figé, comme un chapitre dans un livre.
Au lendemain de la fête des Vignerons, au mois d’août 1819, tout Vevey avait appris avec stupeur l’infortune conjugale de Guillaume Métaz. La nouvelle avait tout d’abord paru incroyable à beaucoup, qui fustigèrent les colporteurs de ragots. Puis on l’admit quand quelques témoins, gens honnêtes, qui avaient assisté la veille, dans le caveau du vigneron, à l’explosion du scandale, confirmèrent les faits.
Comme souvent dans ces cas-là, une fois la surprise émoussée et les commères rendues aux ragots ordinaires, le silence s’était fait autour des Métaz. Guillaume n’avait jamais interrompu ses activités, sa fille Blandine avait regagné son pensionnat, à Fribourg, et Axel, le fils scandaleux, avait repris ses études de droit à l’Académie de Lausanne, en attendant les vendanges. Car Guillaume Métaz avait tenu à ce que son fils fût présent lors du ressat, banquet que tout propriétaire de vignoble offrait, chaque année, à ceux qui entretenaient ses vignes et participaient à la vendange.
Axel était persuadé que cette soirée resterait, à jamais pour lui, la plus humiliante qui se pût vivre. M. Métaz, prenant la parole à la fin du repas, avait appelé Axel à son côté et, lui pressant fermement l’épaule, avait déclaré d’une voix forte. « Voici, mes amis, le nouveau maître des vignobles de Rive-Reine, des carrières de Meillerie, du chantier naval Métaz et Rudmeyer, le tenancier de toutes mes affaires de commerce et d’industrie. Je vous demande à tous d’agir envers lui comme vous avez toujours agi envers moi et de faire en sorte qu’il puisse assumer, avec l’aide de Dieu, au mieux des intérêts de chacun suivant sa place, les responsabilités que les circonstances m’amènent à lui confier. »
Axel, comme la plupart des assistants, avait remarqué que M. Métaz avait omis le vignoble de Belle-Ombre, propriété de Charlotte, l’épouse répudiée. Et d’ailleurs, il avait fallu une intervention énergique de Simon Blanchod, le vigneron devenu intendant, pour que Guillaume fît vendanger une vigne qui n’appartenait qu’à sa femme.
Quand M. Métaz avait annoncé à ses invités son intention de quitter la Suisse pour aller s’établir en Amérique, sa fille Blandine, qui pleurait plusieurs heures chaque jour depuis le drame, en ressassant l’amère déception que lui causait sa mère, s’était jetée dans les bras
Weitere Kostenlose Bücher