Rive-Reine
une ville enchantée, s’élevant du milieu des ondes comme le palais de la mer, séjour de la joie et rendez-vous des richesses. »
– C’est beau, ce que vous dites là ! Oui, c’est beau ! Votre Seigneurie est poète ?
– Non. Le poète est presque un citoyen de Venise, bien qu’il soit anglais, c’est lord Byron. Je n’ai fait que réciter en français quelques-uns des vers qu’il a dédiés à votre cité.
– Tiens, le milord anglais a écrit ça ? Il est arrivé de Ravenne il y a trois jours ! On ne l’a pas encore vu à Venise, mais l’ Anglico 8 est dans sa villa de Mira… et en bonne compagnie, à ce que m’a dit Beppo, son gondolier ! Toutes les jolies dames vénitiennes connaissent l’Anglais et Votre Seigneurie, dont j’imagine qu’elle a de bonnes introductions, pourra certainement le rencontrer.
L’annonce que Byron se trouvait à Venise ajouta encore à l’excitation du jeune homme.
Pendant plusieurs heures, Axel navigua entre des palais. Sur le Grand Canal, Berto lui nomma les familles qui avaient construit, habité, vendu, parfois à des étrangers, Anglais, Turcs ou Français, ces résidences palladiennes, trophées monumentaux de l’opulence aristocratique et du mercantilisme triomphant de l’ancienne Sérénissime. Plutôt que des faits historiques, le gondolier rapportait les anecdotes que tout Vénitien connaissait depuis des lustres.
Derrière telle façade gothique, le dernier des Barbarigo, un petit enfant, descendant du gouverneur des Moutons et des Chèvres d’un sultan fameux, avait péri brûlé vif, en 1794, par la faute d’un domestique inattentif. Dans les combles du palais Mangilli-Valmaran, dont il était propriétaire, le consul britannique Joseph Smith, marchand de tableaux, avait forcé Canaletto à peindre des vedute 9 de Venise pour le roi d’Angleterre. Dans une maison étroite aux balcons fleuris, la volup tueuse comtesse d’Arundel, une Anglaise, avait tiré sur l’oreiller des secrets d’État à un ambassadeur énamouré. Convaincu de trahison, le diplomate avait été exécuté. Au long des humides corridors du palais Mocenigo errait le fantôme de l’alchimiste Giordano Bruno qui, incapable de transformer le plomb en or comme il s’y était engagé, avait été envoyé au bûcher par le maître des lieux. D’autres belles demeures, dont le gondolier tut à dessein les souvenirs tragiques qui s’y rapportaient, avaient été transformées en hôtels. Entre autres, le palais Dandolo-Farsetti, devenu hôtel de Grande-Bretagne, et le palais de Mosto, à l’enseigne du Leone Bianco. Joseph II, empereur germanique voyageant incognito, y avait consommé, en 1769, une idylle dont tout Venise s’était amusé pendant une semaine. Parfois, pour être plus à l’aise, le gondolier posait sa rame et immobilisait sa gondole, en enlaçant d’un bras noueux un des pieux peints de couleurs vives, plantés au long des canaux. Il racontait au jeune homme, mollement étendu sur les coussins, comment tel seigneur amateur d’éphèbes avait péri étranglé par son valet de chambre jaloux ; pourquoi le mari d’une belle patricienne, enlevée par un officier de la Sublime Porte, avait refusé, un an plus tard, de racheter sa femme : il trouvait qu’elle avait été troppo utilizzata par son ravisseur ! Et quel scandale avait causé un étranger ruiné par le jeu en se pendant, une nuit, au balcon de la femme qu’il aimait. Berto était de ceux qui, à l’aube, avaient détaché le pendu de sa potence de pierre. Il confessa s’être fait un peu d’argent en vendant des bouts de corde !
– Le comte Ugo Malorsi m’en acheta une bonne longueur, pour en revendre à ses amis, sans doute !
– Vous avez dit le comte Malorsi ? coupa Axel, se souvenant du nom prononcé par l’avocat Brandolini.
– Enfin, je l’ai cité comme j’aurais cité quelqu’un d’autre, signore , dit vivement le gondolier. N’allez pas lui dire que je vous ai raconté ça. M. le Comte n’aime pas qu’on parle de lui à tort et à travers.
Axel rassura le gondolier. Il ne connaissait pas encore le comte Malorsi. Cependant, la peur d’une indiscrétion décelée chez le batelier lui donna à penser que Malorsi était capable d’inspirer de la crainte.
Quand le jeune homme débarqua devant une trattoria recommandée pour ses poissons et ses pâtes, il assortit d’un bon pourboire le prix convenu
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